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14 / 12 / 2025 | 8 vues
Pierre Bauby / Membre
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La pensée Curtis Yarvin, les « Lumières obscures » et l’Europe

Un autre idéologue majeur du Trumpisme 2025 est Curtis Yarvin. Celui-ci est convaincu d'appartenir à une caste à l'esprit supérieur, dont les projets seraient contrecarrés par l'Etat, les taxes, les régulations et la redistribution, finalement par la nature même de la démocratie.

 

A la différence de Peter Thiel, il n’est pas milliardaire et n’a pas de responsabilités managériales, mais il s’est imposé comme ingénieur-blogueur, qui a développé en particulier le mouvement des « Lumières obscures » (« Dark Enlightenment ») et le concept de « Cathédrale ».

Il se définit comme porteur d’une contre-culture « néoréactionnaire » qui vise à en finir avec l’idée démocratique.
Il se propose de construire une nouvelle idéologie dépassant le libertarianisme. En avril 2007, Curtis Yarvin lance son blog Unqualified Reservations sous le pseudo Mencius Moldbug.

 

Dans son premier texte, « A Formalist Manifesto », il se présente comme un libertarien déçu : son idée, qui vise la limitation ou la disparition de l’État au profit d’un libéralisme dérégulé, repose sur un fondement erroné, « l’apogée de la démocratie », alors que celle-ci est fondamentalement « inefficace et destructrice ».


On retrouve ici une forte convergence avec son ami Peter Thiel.

 

A partir de 2012 sa démarche converge avec celle du britannique Nick Land, ancien philosophe de l’Université de Warwick, qui se proposait, pour mettre fin ou en tout cas pousser le capitalisme vers ses contradictions, d’en accélérer les logiques jusqu’à l’extrême et aux excès.

 

De leurs échanges nait l’idée de « Dark Enlightenment », les Lumières sombres ou obscures. « Les Lumières nous ont sortis du conditionnement opéré par le catholicisme européen. Lorsque Louis XIV chasse de France les protestants, dont l’infestation était somme toute assez bénigne, il expose son pays à une épidémie d’athéisme. C’est alors qu’un scepticisme radical attaque les convictions les plus inébranlables de la société. »

 

L’élément fondamental de la pensée de Curtis Yarvin est la question de l’efficacité des systèmes politiques. Pour lui, un modèle politique est bon s’il parvient à éviter la violence, c’est-à-dire l’apparition de conflits dont l’issue est incertaine. Il analyse l’État américain comme une gigantesque entreprise complètement engluée dans son inefficacité. Parce que le personnel politique est enferré dans une mystique démocratique et dans une obsession de justice sociale, la politique américaine manque de cohérence. Personne ne sait vraiment qui est aux commandes, ni dans quel but.

 

La cathédrale … Curtis Yarvin est à l'origine du concept de la « cathédrale », cet édifice de pouvoir bâti par les universités, les médias et le reste de l'élite progressiste pour servir leurs propres intérêts au détriment du peuple. C’est « le cerveau de l’État ; leur rôle est de gouverner la nation à travers le peuple ».

 

C’est l'ensemble des institutions sociales qui seraient noyautées par une pensée libérale et progressiste destinée, sous couvert de démocratie, à asservir le peuple. Comme il l’écrit dans son « Open Letter to Open-Minded Progressives » : « Les universités formulent les politiques publiques. La presse guide l’opinion publique. » La Cathédrale est « le véritable lieu du pouvoir dans la démocratie américaine ».


Dans la lutte entre cette oligarchie et la démocratie, la démocratie perd toujours. Non seulement l’opinion publique ne contrôle pas le régime, mais c’est le régime qui contrôle l’opinion publique. Seules les entreprises à but lucratif sont indépendantes du gouvernement. Mais même celles-ci sont prises dans un réseau de réglementations et de surveillance médiatique qui les rend généralement dociles. Les institutions essentielles de cette oligarchie se trouvent à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’État officiel : les agences, les tribunaux et le Congrès à l’intérieur, les organisations à but non lucratif, la presse et les universités à l’extérieur.

 

L’« État profond » est le corps du régime ; la « cathédrale » est son cerveau. Le réseau complexe de liens financiers et procéduraux entre le cerveau et le corps rend historiquement insignifiante la distinction symbolique entre « public » et « privé ». … la monarchie … Curtis Yarvin présente les systèmes démocratiques comme des régimes pour les imbéciles, à la manière dont Peter Thiel définit la concurrence pour les loosers ; il appelle à la restauration du pouvoir des rois et prône l’avènement de « monarques PDG » (1) .

 

Il avance l’idée que les Etats-Unis doivent être dirigés par un chef d’entreprise, un « techno-king ». « La monarchie, c’est l’autoritarisme : le principe de son pouvoir est le fait de commander. Elle fonctionne de manière pyramidale, de la même manière qu’une organisation a un chef ou un texte un auteur ». Ainsi, il a développé l’idée de mettre à la retraite d'office tous les employés de l'administration fédérale afin de « redémarrer » le système.

 

C’est la théorie Rage - « Retire All Government Employees », qui s'est incarnée en 2025 dans le Department of Government Efficiency (Doge) d'Elon Musk. Afin de régler le problème, Yarvin propose d’en finir avec l’idée démocratique et de restructurer le gouvernement sur le mode d’une entreprise souveraine. L'Amérique a besoin d'être gouvernée par un monarque, qui en finira avec une démocratie faible et corrompue. Ce roi-PDG gérera le pays comme une entreprise, sans tolérer la moindre contestation, pas même celle des juges. « La monarchie est une forme politique extrêmement stable, contrairement à la démocratie. » « L’État doit permettre à chaque individu de s’épanouir quelles que soient ses capacités. De ce point de vue, l’obsession de l’égalitarisme est néfaste. »


Selon lui, la « transition » vers la monarchie doit commencer par une mise à bas de la Cathédrale. Il prône la destruction de l'ordre établi libéral et l'établissement, aux Etats-Unis, d'une monarchie, dirigée par un roi-PDG. Avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, s'il a d'abord été agréablement surpris par l'agressivité du nouveau président(2) , Curtis Yarvin est resté sur sa faim. « Ce que les cent premiers jours de Trump ont montré, c'est que, s'il avait eu un plan, il aurait pu entrer dans l'Etat profond et dans la cathédrale comme un couteau dans le beurre. Faute de quoi, il a juste tapé dans la motte avec un gant de boxe, et mis du beurre partout ». Curtis Yarvin cite volontiers Saint-Just : « Ceux qui font les révolutions à moitié n’ont fait que se creuser un tombeau. »

 

Il en vient aujourd’hui à dire que si le nouveau président « a des idées qui sont proches » des siennes, il regrette que celui-ci reste un président limité par l'équilibre des pouvoirs et n'agisse pas en vrai patron. Donald Trump « n'a vraiment pas le pouvoir absolu sur la branche exécutive. Il a peut-être lutté intensément pour ce pouvoir, mais on a le sentiment qu'il a renoncé ». Pour Curtis Yarvin, en six mois à la Maison-Blanche, Trump a ralenti. Il faut accélérer ; il est temps de convertir la révolte en révolution pour parachever la transformation monarchique des ÉtatsUnis — quitte à aller au coup d’Etat, comme cela a été tenté le 6 janvier 2021.


Il semble exceller à dire tout haut ce que d’autres préparent…

 

Finalement, Curtis Yarvin en vient à vouloir dissoudre le politique dans une ingénierie économique autoritaire (il loue à ce titre, la prospérité et l'« absence de politique » qu’il voyait à Singapour, à Dubaï et à Hong-Kong)8 . … et l’Europe (4) Curtis Yarvin a écrit en 2022, un mois avant l’invasion de l’Ukraine, un post de son blog intitulé Une nouvelle politique étrangère pour l’Europe : ‘laissez faire la Russie sur le continent’. Dans ce texte, Curtis Yarvin avance une thèse simple : les États-Unis devraient laisser la Russie prendre le contrôle de l’Europe : « Aujourd’hui, c’est le destin de la Russie de rétablir l’ordre en Europe.


Mais comme l’Amérique est plus forte que la Russie, Trump doit réellement faire savoir à Poutine qu’il est acceptable de le faire. » Washington pourrait profiter d’une offensive russe contre l’Ukraine, le « Texas de la Russie », pour se retirer du continent, laissant carte blanche à Moscou sur cette région du globe et permettant de réduire l’influence du Département d’État et du Pentagone sur la Maison-Blanche.


Le président pourrait alors consolider sa suprématie, en imposant un changement de régime interne. Curtis Yarvin fait de l’offensive russe une matrice stratégique. Le droit à faire la guerre est l’attribut le plus fondamental de la souveraineté nationale ; si cette puissance échoue, la nation disparaît.

 

Il imagine un monde régi par la force, où le droit découle de la capacité à mener la guerre.


L’Europe se transformerait alors en terrain fertile pour imposer la nouvelle hégémonie trumpiste : un « laboratoire de la réaction », un terrain d’expérimentation pour de nouvelles formes d’autorité politique. « Une fois que Poutine aura carte blanche sur le continent, chaque vieille nation européenne trouvera une patte d’ours secourable pour restaurer sa culture traditionnelle et sa forme de gouvernement — plus elle sera autocratique et légitime, le mieux ce sera ».


« La nouvelle condition de l’Europe est qu’elle n’a pas besoin de répondre à l’Amérique pour sa forme de gouvernement. N’importe qui dirige la France est le gouvernement de la France — le gouvernement de jure est le gouvernement de facto. (…) La France n’a pas intérêt à se frotter à nous. Mais que le régime français soit fasciste, communiste, monarchiste, raciste ou anarchiste, on leur achètera leur vin et on leur vendra nos produits Disney. On se fiche même de savoir si la France est toujours la France — elle pourrait se diviser en petites baronnies, ou elle pourrait être une province de la Russie. Le terroir restera inchangé ». Comme le conclut Le Grand Continent, le scénario fictif, formulé en 2022, apparaît moins comme une projection, que comme l’architecture qui gouverne aujourd’hui les États-Unis . 

 

1) Avant les élections de novembre 2024 Trump avait déclaré « amis chrétiens, votez cette fois-ci vous n’aurez plus jamais besoin de voter » !

2) C’est Curtis Yarvin qui a proposé de faire de Gaza une ville entreprise vidée de ses habitants avec ses hôtels de luxe, sa cryptomonnaie, une sorte de riviera du Moyen-Orient, projet repris par le promoteur Donald Trump

3) C’est exactement ce qu’Adam Smith dénonçait en souhaitant la concurrence contre les monopoles et surtout les monopoles « économiques » se mêlant de politique.

4) Le Grand Continent a publié le 29 novembre 2025 un blog écrit par Curtis Yarvin en 2022, qui semble inspirer directement la stratégie actuelle de Trump 2.

 

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