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26 / 05 / 2016 | 29 vues
Samuel Gaillard / Membre
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Expertises CHSCT et marchés publics : la Fédération Hospitalière de France prend ses rêves pour des réalités

Dans une note publiée le 6 avril 2016 sur son site internet, la Fédération Hospitalière de France (FHF) a mis le feu aux poudres dans le domaine des expertises CHSCT en affirmant que désormais, suite à la transposition de la directive européenne 2014/24/UR du 26 février 2014 relative au marché public, les expertises CHSCT des hôpitaux (et plus généralement des CHSCT constitués dans le secteur public) relevaient désormais du régime de droit commun des marchés publics.

Autrement dit, pour la FHF, le choix de l’expert pour les CHSCT relevant du secteur public dépend désormais de l’employeur car soumis à la procédure d’appel d’offres. Dans la mesure où le fondement essentiel de l’expertise CHSCT est celui de l’indépendance de l’expert vis-à-vis de l’employeur, autant dire qu’une telle position revient à dire qu’il n’y plus d’expertise CHSCT.

Conclusion hâtive

À l’appui d’une telle affirmation, la FHF publie sur son site une lettre de la « Direction des affaires juridiques » (DAJ) du Ministère des Finances et des Comptes publics en date du 22 mars et rédigée en réponse à une précédente lettre d’interrogation de la FHF du 10 février, également mise en ligne sur ce site.

En réalité, si l’on prend connaissance de la lettre de la DAJ, il s’avère que la position exprimée par l’administration sur le sujet est loin d’être aussi claire et évidente que le prétend la FHF.

Dans sa lettre, la DAJ confirme seulement que l’ancienne distinction existant dans le cadre de l’ancienne directive 2004/18/CE entre les marchés des services prioritaires et les marchés de services non prioritaires n’avait pas été repris par la nouvelle directive, ce qui remet effectivement en cause le fondement textuel à l’origine de l’arrêt de la Cour de cassation du 14 décembre 2011, arrêt de référence sur le sujet.

Mais, n’en déplaise à la FHF, la DAJ n'en conclut pas pour autant de manière définitive dans sa lettre que les expertises CHSCT mises en œuvre par les établissements publics relèveraient désormais du droit commun des marchés publics.

C’est même tout le contraire car la lettre de la DAJ se termine par le paragraphe suivant :

« Enfin, en l’absence d’éléments complémentaires d’informations précisant votre interrogation relative à la répartition des responsabilités entre l’ordonnateur et le CHSCT sur la démarche et sur le choix final du prestataire, il n’est, en revanche, pas possible de formuler un avis.
Le cas échéant, la réponse à cette question pourrait nécessiter une analyse des dispositions du droit de la commande publique et d’autres dispositions
».

Cette analyse des dispositions du droit de la commande publique et d’autres dispositions, la DAJ se garde bien de la faire et pour cause puisqu’une analyse de la nouvelle réglementation mène à une conclusion inverse de celle de la FHF.

Retour sur la réglementation antérieure

Pour bien comprendre de quoi il s’agit, il convient de partir de la réglementation antérieure, c’est-à-dire de la directive européenne 2004/18/CE du 31 mars 2004 relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics et de sa transposition en France par l’ordonnance n° 2005-649 du 30 décembre 2005 et par le décret n° 2005-1742 du 30 décembre 2006.

Selon cette ancienne réglementation, il n’y avait pas une mais deux raisons justifiant l’exclusion des expertises CHSCT du champ de la réglementation des marchés publics.

  • La première raison résultait de la distinction opérée par la directive européenne, reprise par la réglementation française, entre les services dits « prioritaires » intégralement soumis à la procédure de marchés publics (annexe IIA de la directive reprise par l’article 8 du décret du 30 décembre 2005) et les services dits « non prioritaires » qui, selon l’article 9 du décret du 30 décembre 2005, « sont passés selon des modalités librement définies par le pouvoir adjudicateur ».

C’est sur la base de cette distinction (que l’on pourrait qualifier « de forme ») que la Cour de cassation, dans son arrêt du 14 décembre 2011, a jugé qu’il n’y avait « pas à rechercher si les modalités de désignation de l’expert répondaient à des règles particulières de la commande publique » (motivation qui laisse d’ailleurs entrevoir assez clairement l’existence d’une seconde motivation possible pour exclure les expertises CHSCT.

  • Mais il existait aussi une seconde raison justifiant l’exclusion des expertises CHSCT du champ de la réglementation des marchés publics, qui était beaucoup plus importante encore et plus fondamentale que la première.

Cette seconde raison n’a pas été abordée « frontalement » par la Cour de cassation, qui, en s’arrêtant à la première raison de forme dans son arrêt du 14 décembre 2001, a ainsi coupé court à tout débat. Mais en prenant le soin de préciser dans son arrêt du 14 décembre 2011 qu’il n’y avait « pas à rechercher si les modalités de désignation de l’expert répondaient à des règles particulières de la commande publique », celle-ci en laissait déjà très clairement entrevoir l’existence.

Cette seconde raison qui, pour reprendre les termes même de la DAJ dans sa réponse du 22 mars dernier, résulte de l'« analyse des dispositions du droit de la commande publique » est la suivante : les expertises CHSCT ne relèvent pas de la réglementation sur les marchés publics d’abord et avant tout parce que les expertises CHSCT ne sont pas des marchés publics. C’est aussi simple que cela.

Si la distinction « de forme » entre marchés prioritaires et marchés non prioritaires n’a pas été maintenue dans la nouvelle réglementation issue de la nouvelle directive européenne n° 2014/24/UE du 26 février 2014, cette seconde raison « de fond » justifiant l’exclusion des expertises CHSCT de la procédure des marchés publics n’a en revanche en rien été modifiée.

Qu’est ce qu’un marché public ?

C'est la question essentielle et sur ce point, les principes essentiels n’ont pas évolué.
Pour répondre à cette question, il faut revenir aux textes applicables, notamment à la nouvelle directive européenne 2014/24/UE du 26 février 2014.

La notion de marché public est définie (de manière strictement identique à l’ancienne directive) par l’article 2 de la nouvelle directive dans les termes suivants : « contrats à titre onéreux conclus par écrit entre un ou plusieurs opérateurs économiques et un ou plusieurs pouvoirs adjudicateurs et ayant pour objet l'exécution de travaux, la fourniture de produits ou la prestation de services au sens de la présente directive.

Le même article 2 définit également (dans une rédaction également proche de l’ancienne directive) cette notion de « pouvoir adjudicateur » à laquelle renvoie la notion de marché public est également définie : « l'État, les autorités régionales ou locales, les organismes de droit public ou les associations formées par une ou plusieurs de ces autorités ou un ou plusieurs de ces organismes de droit public ».

Il définit enfin la notion d’organisme de droit public à laquelle la notion de pouvoir adjudicateur renvoi à nouveau de la manière suivante.

« Organisme de droit public », tout organisme présentant toutes les caractéristiques suivantes:

a)    il a été créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d’intérêt général ayant un caractère autre qu’industriel ou commercial ;

b)    il est doté de la personnalité juridique ;

c)    soit il est financé majoritairement par l’État, les autorités régionales ou locales ou par d’autres organismes de droit public, soit sa gestion est soumise à un contrôle de ces autorités ou organismes, soit son organe d’administration, de direction ou de surveillance est composé de membres dont plus de la moitié sont désignés par l’État, les autorités régionales ou locales ou d’autres organismes de droit public.

Le terme « toutes » met en évidence le fait qu’il s’agit là de conditions cumulatives. Par conséquent, pour qu’un marché conclu par un organisme autre que l’État ou une collectivité territoriale soit considéré comme un marché public au sens de la nouvelle directive européenne, il faut que cet organisme ait d’abord comme fonction de répondre à des « besoins d’intérêt général ».

C’est logiquement le même mécanisme qui a été repris dans les textes de transposition de la directive en droit français.

L’ordonnance du 23 juillet 2015 limite ainsi très clairement en son article 9 son champ d’application aux seuls « pouvoirs adjudicateurs » (accessoirement aussi les « entités adjudicatrice » mais cette notion concerne exclusivement les « marché de travaux », ce qui est hors débat pour le CHSCT).

La notion de « pouvoir adjudicateur est ensuite définie par l’article 10 de l’ordonnance dans les termes suivants :

« Les pouvoirs adjudicateurs sont (…) les personnes morales de droit privé qui ont été créées pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ayant un caractère autre qu'industriel ou commercial, dont a) soit l'activité est financée majoritairement par un pouvoir adjudicateur »

Les deux conditions mentionnées ci-dessus sont donc ainsi également cumulatives, à l’instar de la directive européenne, et s’il existait le moindre doute à ce sujet, il conviendra en tout état de cause de rappeler le grand principe jurisprudentiel en la matière selon lequel les textes de transposition d’une directive doivent toujours être interprétés en conformité avec ladite directive.

CHSCT, personnes morales distinctes

Si cette notion correspond parfaitement aux établissements hospitaliers, c’est-à-dire lorsque ceux-ci sont les adjudicateurs de marchés conclus à titre onéreux avec des opérateurs économiques, en revanche, pour les expertises CHSCT, il semble manifestement que la FHF ait toujours un peu de mal à comprendre le fait que les expertises CHSCT ne sont pas mises en œuvre par les hôpitaux mais par les CHSCT, qui constituent des personnes morales distinctes. Le « pouvoir adjudicateur » des expertises CHSCT n’est pas, n’en déplaise à la FHF, le directeur de l’hôpital mais le CHSCT ou, plus précisément, les représentants du personnel au CHSCT statuant à la majorité.

Au regard des développements ci-dessus on comprend bien que ce n’est pas parce que le CHSCT, organisme de droit privé au sens de la nouvelle ordonnance du 23 juillet 2015, est financé par une personne publique qu’il est pour autant automatiquement considéré comme un pouvoir adjudicateur relevant du champ des marchés publics. Cette condition n’est pas suffisante.

Tout dépend de la question de savoir si, en outre, le CHSCT a été « créé pour satisfaire spécifiquement des besoins d'intérêt général ».

Or, sur ce point, le CHSCT ne répond à l'évidence pas à des besoins d’intérêt général mais à ceux, particuliers et spécifiques, des salariés relevant de son périmètre.

on peut se référer sur ce point à l’ouvrage de référence de groupe moniteur sur les marchés publics, selon lequel « il y a satisfaction de besoins d’intérêt général lorsque sont en cause les organismes qui assument des missions relevant de ce que l’avocat général Philippe Léger a qualifié de « missions essentielles dévolues au pouvoir public » (concl. P. Léger sur CJCE 15 janvier 1998, Mannesmann Anlagenbau Ausria AG e. a. aff. C-44/96, rec I-173) comme la fabrication de passeports et autres imprimés officiels (cf CJSCE 15 janvier 1998, Mannesmann précité) ou la gestion d’une université (cf CJCE 3 octobre 2000, The University of Cambridge, C-380/98, Rec. I-8035) ou le logement social (cf CJCE, 1er février 2001, Commission / France, aff. C-237/99, Rec. I 939) ».

Cet ouvrage expose ensuite que l’intérêt général va au-delà, par le biais du concept d’« affaire commune » qui est cependant loin d’être sans limites :

« Par exemple, à propos d’une personne morale de droit privé chargée d’organiser des foires et expositions, la CJCE admet le caractère d’intérêt général pour le motif que « l’organisateur de telles manifestations, en réunissant en un même lieu géographique des fabricants et des commerçants, n’agit pas seulement dans l’intérêt particulier de ces derniers, qui bénéficient ainsi d’un espace de promotion pour leurs produits et marchandises, mais il procure également aux consommateurs qui fréquentent ces manifestation une information permettant à ceux-ci d’effectuer leurs choix dans des conditions optimales. L’impulsion qui en résulte peut être considérée comme relevant de l’intérêt général » (cf CJCE 10 mai 2001, Agorà, aff. C-223/99 et C-269/99, Rec. I-2605). La même solution est admise à propos d’une société qui a pour objet d’acquérir des services visant à promouvoir le développement industriel ; la société n’œuvre pas pour satisfaire les besoins des entreprises mais pour ce que l’avocat général S. Albert dénomme « une affaire commune dans l’intérêt des personnes résidant dans la commune (cf. CJCE 22 mai 2003, Arkkitetuuritoimisto Riita  Korhonen Oy, aff. C-18/01, rec I-5321 ; AJDA 2003, 1559, note T. Gliozzo) ».

Nous sommes là bien loin du rôle du CHSCT.

Où est l'intérêt général ?

L’institution du CHSCT résulte tout d’abord de l’effectivité du « droit reconnu à tout travailleur de participer, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion de l’entreprise », qui est consacré par le huitième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946.

Autrement dit, le CHSCT a pour objet de défendre les intérêts privés (ou catégoriels) des salariés et des personnes mises à disposition relevant de sa compétence.

Cela résulte très clairement des dispositions de l’article L. 4612-1 du Code du travail qui définissent la mission du CHSCT dans les termes suivants :

« Le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail a pour mission :
1° de contribuer à la protection de la santé physique et mentale et de la sécurité des travailleurs de l'établissement et de ceux mis à sa disposition par une entreprise extérieure ;
2° de contribuer à l'amélioration des conditions de travail, notamment en vue de faciliter l'accès des femmes à tous les emplois et de répondre aux problèmes liés à la maternité ;
3° de veiller à l'observation des prescriptions légales prises en ces matières ».

Sa mission ne va pas au-delà et l’on cherchera en vain quelle pourrait plus largement être la mission d’intérêt général que remplissent les différents CHSCT, notamment quelles missions d’intérêt général pourraient remplir les différents CHSCT des différents hôpitaux.

Il n’y en a pas, simplement parce que les prérogatives des différents CHSCT sont définies strictement dans l’intérêt exclusif des salariés relevant de son périmètre géographique par l’article L. 4612-1 du Code du travail et non de manière générale pour des besoins d’intérêt général par le droit public.

Jurisprudence

C’est ainsi que le Tribunal de Grande Instance de Cahors, avant l’arrêt de la Cour de cassation du 14 décembre 2011, avait déjà pris une position très claire en ce sens dans une décision du 13 octobre 2010 (RG 10/00141) en jugeant qu'« il en résulte que cette prise en compte des seuls intérêts des travailleurs en matière de sécurité et de santé dans un établissement ne saurait être assimilée à la notion de besoin d'intérêt général mentionnée dans l'article 3 de l'ordonnance ».

Ce jugement doit être mis en relation avec une autre décision du TGI de Toulon du 28 juin 2008 (RG : 02/00557), qui a lui aussi considéré que l'application du code des marchés publics « méconnaît le principe général du droit selon lequel les dispositions spéciales dérogent aux dispositions générales ; qu'en effet à supposer que le Code des marchés publics soit applicable, les règles spéciales concernant le CHSCT imposent d'en écarter l'application ». Ainsi que l’a par ailleurs justement relevé le TGI de Toulon, une telle soumission « revient à réduire à néant les dispositions de l'article L.236-9-1 du code du travail qui instituent en la matière l'autonomie du CHSCT… Elle donne à l'employeur, au mépris des dispositions légales, en définitive le droit de choisir lui-même l'expert, serait-ce au terme d'une consultation et de s'affranchir des dispositions légales qui imposent de choisir un expert exclusivement sur une liste spéciale publiée par le ministère du Travail ».

Le TGI de Nantes a lui aussi eu l’occasion de se prononcer sur le sujet et de reprendre le même raisonnement dans une décision du 20 juin 2011 (RG 11/00407).

La transposition de la nouvelle directive européenne n’a donc strictement rien changé. Si le fondement textuel de forme repris par la Cour de cassation du 14 décembre 2011 n’est en effet aujourd’hui plus valable, les grands principes en la matière, tels que déjà validés par plusieurs juridictions de fond, demeurent en tout état de cause. Les expertises CHSCT des hôpitaux sont donc toujours aujourd’hui exclues du champ de la réglementation des marchés publics.

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