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31 / 10 / 2013
Jacky Lesueur / Abonné
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Clauses de désignation : la partie d'échecs n'en finit pas

Me Guillois, avocat associé chez Fidal (spécialiste de la fiscalité des mutuelles et des associations) vient de faire le point sur ce dossier des clauses de désignation qui n'en finit pas de faire couler de l'encre et continue de nourrir les plus vives interrogations au regard des nombreux rebondissements que ce dossier a pu déjà connaître.
 
Nous reprenons ci-dessous cette analyse, avec l'aimable autorisation d'Espace Social Européen.
 
« Tous ceux qui avaient conclu, à la lecture de la décision du 13 juin, qu'aux yeux des Sages de la rue Montpensier (N.D.R.L.: le Conseil constitutionnel), la liberté contractuelle n'avait pas de prix, savent aujourd'hui qu'elle a au moins un coût. En choisissant de pénaliser fiscalement les entreprises couvertes pas un accord de branche qui choisiraient de souscrire ou maintenir un contrat auprès d'un autre assureur que celui recommandé, Marisol Touraine, Ministre de la Santé, vient de créer un nouvel oxymore : la recommandation impérative.
 
Dans cette partie d'échecs engagée le 11 janvier dernier, le gouvernement vient de prendre la reine. Même si le coût n'est pas glorieux, il est efficace et peut lui assurer la partie.
 
De nombreux commentateurs optimistes considéraient, jusqu'au milieu de la semaine dernière, qu'en consacrant la primauté de la liberté contractuelle de l'entreprise sur la négociation de branche, le Conseil constitutionnel avait mis un point final à la querelle née avec le vote de la LSE. La conclusion paraissait d'autant plus évidente que le 29 mars, l'autorité de la concurrence avait estimé que le projet de loi de l'époque n'était pas de nature à garantir une concurrence effective et la liberté de choix de l'assureur.
 
Il ne faut cependant jamais crier victoire trop tôt. Une lecture attentive de la décision du 13 juin offrait aux partisans des clauses de désignation des éléments leur permettant de garder espoir.
 
Tout était dit en effet dans le fameux attendu 11 : si le but de mutualisation des risques ne saurait permettre que soit imposé aux entreprises un cocontractant déjà désigné par un contrat négocié au niveau d'une branche, au contenu totalement prédéfini, il peut en revanche autoriser le législateur à prévoir des clauses de recommandation d'un seul assureur ou de co-désignation de plusieurs.
 
Les partisans des clauses de désignation s'engouffraient naturellement dans cette brèche.
La recommandation ne présentait pas un grand intérêt puisque la liberté de choix des entreprises n'était pas atteinte. La co-désignation en revanche offrait d'avantage de perspective. Après tout, il suffirait de deux assureurs co-désignés pour respecter la loi et imposer les migrations. Ils repartirent donc à la charge.
 
La suite est connue. Le gouvernement sollicitait l'avis du Conseil d'État sur trois scénarios :
  • n'autoriser que les clauses de recommandation, en les assortissant d'un avantage fiscal au profit des entreprises s'y conformant ;
  • autoriser la co-désignation d'une multiplicité d'organismes en leur offrant la possibilité de conclure des accords de co-assurance ;
  • prévoir des clauses de désignation en permettant toutefois aux entreprises d'y échapper en souscrivant, dans un délai déterminé, des garanties équivalentes à des conditions tarifaires encadrées.
La section sociale écarta les deux dernières :
  • la co-désignation assortie d'une co-assurance, parce que cette dernière technique impose que chaque co-assureur présente des garanties identiques. C'est donc un contrat unique qui serait proposé à l'ensemble des assurés, ce qui paraît incompatible avec la décision du 13 juin ;
  • l'option de la désignation avec faculté de souscrire ailleurs des garanties identiques, parce qu'elle autorise des clauses de désignation expressément censurées.
Pour valider la première option consistant en la recommandation dont le non respect serait pénalisé fiscalement, le Conseil d'État utilise une série d'arguments donnant le sentiment étrange de dérouler une thèse qui n'aurait pas rencontré de contradicteur et dont « le jésuitisme » finit par s'enferrer dans ses propres contradictions.
 
En premier lieu, selon les magistrats de la section sociale, il ne peut être porté atteinte à la liberté d'entreprendre et à la liberté de contracter des entreprises, principes constitutionnellement garantis, qu'en invoquant deux droits, eux-mêmes garantis par la Constitution. Il n'est toutefois pas précisé la règle de critère qui permettrait au juge constitutionnel de faire prévaloir les uns sur les autres. Le choix doit donc être opéré au cas par cas avec la part de subjectivité que l'exercice implique.
 
Le premier principe constitutionnel invoqué est le droit à la protection de la santé découlant du 11ème alinéa du préambule de la Constitution de 1946. La couverture de l'ensemble des entreprises et des salariés d'une branche professionnelle générerait un « haut degré de solidarité » qui pourrait participer au droit à la protection de la santé. Mais induire du droit à la protection de la santé (dont les applications par le Conseil constitutionnel sont d'ailleurs fort éloignées de la question d'aujourd'hui) un principe de solidarité, ne saurait suffire à ériger ce dernier en droit constitutionnellement garanti susceptible de prévaloir sur la liberté d'entreprise et la liberté contractuelle.
 
  • L'avis cite ensuite l'exemple de nombreux régimes obligatoires de sécurité sociale construits au niveau d'une branche professionnelle (agriculteur, marins, avocats etc.) en oubliant que la question posée porte, non sur un régime obligatoire, mais sur une couverture complémentaire que d'aucuns voudraient rendre obligatoire, ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
 
Le second droit invoqué par la section sociale est celui des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail dont la négociation collective constitue un élément essentiel. Il est ici fait référence à l'article 28 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui consacre le droit de négociation et d'action collective. Mais d'une part, ce droit n'est pas un principe constitutionnellement consacré en France, d'autre part, il côtoie, dans la charte, la liberté d'entreprendre qui figure à l'article 16 et avec lequel, à notre connaissance et contrairement au droit de la concurrence, il n'a jamais été confronté devant la CJUE.
Enfin, la liberté de négociation collective ne saurait impliquer, en soi, le droit de contrevenir à la liberté d'entreprendre ou à la liberté contractuelle en imposant un assureur complémentaire.
 
Le Conseil d'État rappelle ensuite la position du Conseil constitutionnel consistant à considérer qu'il était porté atteinte à ces deux libertés dès lors que le choix des entreprises était contraint, à la fois quant à l'opérateur et au contenu du contrat. Il estime toutefois qu'il ne serait pas porté atteinte à ces libertés par une limitation du nombre des organismes et par l'émission de plusieurs contrats de référence : deux assureurs et deux contrats de référence constitueraient la bonne mesure.
 
  • Ainsi, la désignation d'un seul opérateur serait contraire à la Constitution alors que le fait d'en désigner deux ne le serait plus. Nous sommes à la limite de la farce !
 
Au demeurant, l'intention des conseillers du Palais Royal était sans ambiguïté, puisqu'ils précisaient quelques paragraphes plus haut que l'un des objectifs de la réforme était la « création d'un régime de protection sociale obligatoire ».
 
Enfin, le Conseil d'État valide le principe d'une incitation fiscale d'environ 10 % des primes encaissées en indiquant que celui-ci n'était pas contraire au principe d'égalité devant l'impôt, dès lors que l'assureur pourrait se voir imposer de couvrir toutes les entreprises de la branche selon un taux de cotisation uniforme, quel que soit le profil de risque de l'entreprise.
 
Le projet d'amendement était écrit ou presque. Il restait au gouvernement à le mettre en forme. Afin d'étayer le respect d'un degré élevé de solidarité, il a ajouté la prise en charge gratuite de la cotisation pour certains salariés, ainsi que l'obligation de développer des actions sociales et de prévention.
 
Le 21 octobre dernier, le projet d'amendement était déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale et adopté dans la foulée.
 
Le dernier point de la partie devrait se rejouer en décembre devant le Conseil constitutionnel qui sera vraisemblablement appelé à se prononcer sur le PLFSS 2014. Les conseillers se retrouveront face à une alternative : ou bien ils considèreront que la formule proposée par le gouvernement s'inscrit parfaitement dans l'ouverture qu'ils avaient introduite au paragraphe 11 de leur décision du 11 juin, et ils valideront le texte ou bien ils estimeront qu'une liberté, dont l'exercice est sanctionné, n'en est plus tout à fait une et ils l'invalideront.
 
Dans un cas comme dans l'autre, l'observateur ne pourra que rester perplexe devant un tel exercice de casuistique. Comme toute partie d'échecs, celle qui se joue sous nos yeux est, somme toute, très éloignée du monde réel, notamment de quelques données toutes aussi fondamentales.
  • Il est faux d'affirmer qu'il n'existe pas de solidarité possible en dehors d'un accord de branche.
  • Rien ne permet de penser (et surtout pas la procédure de mise en concurrence, lorsque l'on connaît les décideurs) que 90 % des recommandations ne continueront pas de profiter aux institutions de prévoyance.
  • Le niveau de garantie du panier de soins minimum propre à chaque accord de branche, permettra-t-il de parler véritablement d'un haut degré de solidarité ?
  • Enfin, fonder la généralisation de la complémentaire santé sur la relation du travail réduit malheureusement celle-ci dans des limites chaque jour un peu plus étroites.
Espérons que le Conseil aura ces éléments en tête quand il prendra sa décision ».
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