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12 / 11 / 2014 | 54 vues
Audrey Minart / Membre
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« Prendre en compte les émotions dans le travail d'accompagnement des réfugiés » - Albena Tcholakova, lauréate du DIM Gestes

La sociologue a obtenu en 2013 une allocation post-doctorale du DIM Gestes, pour son projet « Le drame social du travail d’accompagnement des réfugiés « reconnus » vers le travail ». Elle est accueillie au CRESPPA, centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (équipe « genre, travail, mobilités »).

« On ne peut pas faire l’économie des affects dans l’enquête. » En l’occurrence, Albena Tcholakova, 37 ans, ne la fait pas. Un souci des émotions qui correspond bien à son principal objet de recherche : les réfugiés. Autant d’histoires caractérisées par les persécutions, les ruptures de l’exil et enfin une « intégration » généralement complexe. Si elle ne souhaite pas qu’on la réduise à son propre parcours d’immigrée (elle-même est née en Bulgarie), ces expériences, bien que différentes, ne lui sont pas totalement étrangères. 

Avant de faire de la recherche, la post-doctorante a eu un parcours plutôt hétérodoxe : des études en communication et sciences du langage, à Avignon, puis en publicité/marketing à l’IUT à Besançon. Expériences qui ne l’ont pas pleinement satisfaite. D’où sa décision de repartir de zéro en commençant un parcours de sociologie. Elle obtient alors une licence à Besançon (en sociologie et anthropologie), poursuit en maîtrise puis en DEA et enfin en doctorat à Lyon (en sociologie et en anthropologie) et en sciences politiques à Sofia. Pendant toutes ses études, elle travaille, jonglant entre moult petits « jobs étudiants » et leur lot de précarité et d’injustice sociale, avant de devenir chargée d’études et d’enquêter sur le devenir des anciens diplômés de l’IUT Louis-Lumière, puis ATER. Elle obtient finalement une allocation de recherche pour sa thèse, visant à comparer deux terrains (l’un en France, un terrain lyonnais et l’autre en Bulgarie, sofiote), qu’elle réalise en co-tutelle entre l’Université de Lyon-II et la Nouvelle Université bulgare de Sofia.

Ses travaux s’inscrivent aujourd’hui à la confluence de plusieurs domaines : les migrations internationales, les transformations du travail et de l’emploi, la division sociale, sexuée et « ethnique » du travail, le genre, les politiques publiques et les comparaisons internationales. Le fil conducteur de ses travaux est l’analyse de l’expérience de travail des hommes et femmes réfugiés ayant obtenu une protection internationale. 

Les réfugiés et le travail : des « révélateurs de société »

C’est en maîtrise de sociologie qu’elle commence à travailler sur les réfugiés. Touchée par l’histoire d’une famille de demandeurs d’asile, elle traite de ce sujet dans le cadre de son mémoire de recherche. Elle se concentre alors sur la gestion de la période d’attente des demandeurs d’asile, originaires des pays dits post-communistes. En DEA, son intérêt se porte sur l’insertion professionnelle de ceux qui ont obtenu le statut de réfugié, au sens de la convention de Genève de 1951, ou bénéficiant d’une protection subsidiaire. Sa thèse (« En quête de travail, enjeux de reconnaissance et remaniement identitaire : approche comparée France–Bulgarie de carrières professionnelles de réfugiés ») a ensuite eu pour objectif de prolonger ces premiers travaux et ce, dans le cadre d’une comparaison internationale.

Au cœur de sa réflexion : les migrations internationales, l’exil, bien évidemment mais également la division sociale, genrée et « ethnique » qui s’opère dans cette quête du travail.

« Ce qui m’a guidée était de comprendre cette étape particulière de leur expérience de la quête de travail… Les réfugiés reconnus sont trop souvent considérés comme tout autre migrant. Ils sont une figure de migrants très ancienne dans l’histoire mondiale, et pourtant délaissée dans les études migratoires. Mes recherches montrent cependant que leur expérience de travail se réalise dans des conditions sociales spécifiques. Pour le dire autrement, la spécificité de leur expérience sociale tient à un rapport spécifique au travail. Ils sont aussi des révélateurs de société, qu’il s’agisse des formes contemporaines de la stratification sociale, des structures du marché du travail ou des différents processus qui contribuent à l’effritement de l’État social ».

En effet, dans un contexte où les politiques relatives aux migrants et aux réfugiés sont de plus en plus restrictives, l’État délègue la question de « l’intégration » aux associations, telles que la Cimade, Forum Réfugiés ou France Terre d’Asile. « Par ailleurs, il n’existe pas en France un programme national spécifique pour les réfugiés. Le « contrat d’accueil et d’intégration » (CAI), au niveau national, s’adresse à tous les migrants. (...) Mais dans un contexte où les subventions sont insuffisantes, les associations doivent alors répondre à des appels d’offre pour financer leur travail. Ce qui n’est pas évident pour les plus petites qui ne peuvent pas se permettre d’embaucher uniquement pour cela ».

Déclassement et divisions genrées dans le travail des réfugiés

Pourtant, les réfugiés ont bien des profils spécifiques. « Par ailleurs, le fait qu’ils obtiennent un statut considéré comme pourvoyeur de protections sociales, et donc une reconnaissance juridique, crée de nombreuses attentes. Notamment vis-à-vis du travail, qui est l’un des derniers moyens pour sauvegarder une certaine continuité biographique, quand tout le reste est rompu ». D’autant plus que la plupart d’entre eux étaient diplômés et avaient une situation sociale dans leur pays d’origine, qu’ils ne retrouvent absolument pas dans le pays d’arrivée.

« Je réalisais ma recherche doctorale dans le cadre d’une comparaison internationale, ce qui supposait de faire des choix méthodologiques et épistémologiques » - Albena TcholakovaSon travail de thèse portait justement sur la dynamique de reconnaissance (ou de son déni) qui s’opère dans la quête de travail des réfugiés. Pour mener cette recherche, Albena Tcholakova s’est attachée à reconstituer leur carrière professionnelle. « Précisons que dans le concept de carrière, développé par la « tradition de Chicago », il existe deux dimensions : la dimension « objective », qui renvoie à une succession de statuts et rôles (entre autres), et la dimension « subjective », qui renvoie à la façon dont les acteurs sociaux se définissent et redéfinissent par rapport à ces expériences, en l’occurrence ici, elle renvoie à la question de la reconnaissance et du maintien de leur identité [1] dans un contexte d’incertitude et de fort déclassement ». Si la seconde dimension rend la comparaison complexe, le sentiment de déni de reconnaissance est souvent revenu dans les propos des sondés.

Plus précisément, la sociologue s’est concentrée sur la quête de travail des réfugiés une fois le statut obtenu, tout en l’inscrivant dans le cadre plus général de leurs expériences professionnelles avant et pendant leur parcours migratoire. « Je réalisais ma recherche doctorale dans le cadre d’une comparaison internationale, ce qui supposait de faire des choix méthodologiques et épistémologiques ».

Ainsi, j’ai par exemple analysé les facteurs structurels qui produisaient des effets sur le déroulement des carrières des réfugiés dans les deux pays d’accueil. En d’autres termes, j’ai analysé les politiques migratoires et d’asile, les politiques dites d’intégration des migrants et des réfugiés, les caractéristiques des marchés du travail dans les deux sociétés, ainsi que la « place » des migrants sur ces marchés. En plus de l’incidence de ces facteurs structurels, j’ai aussi examiné le rôle des facteurs que l’on pourrait définir comme situationnels, en l’occurrence le rôle des liens interpersonnels (les liens forts et les liens faibles, au sens de Granovetter [2] et la manière dont les dispositifs institutionnels façonnent les engagements ».

C’est après sa thèse, en retravaillant les matériaux recueillis, qu’elle a commencé à s’intéresser à la problématique du « déclassement » et notamment à sa « dimension genrée ». Dans les grandes lignes : aux femmes le travail de soins et les contrats atypiques, et aux hommes les métiers du bâtiment et des travaux publics, la manutention etc. Une dimension genrée qui fait aujourd’hui l’objet de développements dans le cadre de son post-doctorat et qu’elle aimerait approfondir davantage à l’avenir dans une perspective comparative.

Travail d’accompagnement et émotions

Dans ses recherches, la jeune chercheuse porte par ailleurs une grande attention au « subjectif », à « l’expérience » et s’inspire notamment des travaux de Christophe Dejours en psychodynamique du travail. « Cet héritage, provenant d’une autre discipline, est plus visible dans ma recherche actuelle que dans la thèse. Si je dois beaucoup aux travaux de Christophe Dejours, notamment au rapport qu’il établit entre « travail prescrit » et « travail réel », ainsi qu’au lien entre « souffrance » et « défense », ma réflexion actuelle ne met pas au centre de l’analyse les facteurs proprement psychiques de la souffrance au travail… Plutôt sur la « souffrance sociale », dans une dimension d’intersubjectivité. La dimension intersubjective est analysée principalement en termes de « travail émotionnel » [3]. Pour les besoins de ma thèse, je me suis concentrée sur la façon dont les réfugiés étaient accompagnés ou non, une fois leur statut obtenu.

Aujourd’hui, je m’intéresse au travail d’accompagnement qui participe à la manière dont les carrières elles-mêmes vont se développer. » Autrement dit, à la tension entre les attentes et la quête de reconnaissance autant du côté des réfugiés que de celui des accompagnants. « Cette tension va définir le travail même de l’accompagnement, qui a un effet concret sur la façon dont les réfugiés pourraient entretenir à court terme une continuité biographique ».

Si ses recherches sont encore en cours et demandent encore à être affinées, il semblerait que le travail des accompagnants consiste à amener les réfugiés à mettre en place un « projet professionnel réaliste » et donc, a priori, à accepter ce qui se présente. Mais pas uniquement. « Certains acteurs vont prendre en considération toute la complexité du passé du réfugié ». Quoi qu’il en soit, dans la recherche post-doctorale, qui repose sur des observations et entretiens avec les accompagnants et les réfugiés, elle précise « analyser concrètement le travail d’accompagnement, le travail « en train de se faire » en étudiant le double rapport du travail avec la souffrance (…). La question est : comment le fait de travailler avec la souffrance d’autrui produit ou modifie son propre rapport au travail ? Comment peut-on aussi retrouver un travail (sur) des affects, des émotions, dans son travail d’accompagnement, un « travail émotionnel » ? »

« On parle plus facilement de la souffrance de ceux que l’on accompagne » - Albena Tcholakova

Car en effet, les réfugiés ne sont pas les seuls à nourrir des attentes vis-à-vis de leur travail… « Les gens qui accompagnent les réfugiés attendent que l’on les reconnaisse eux-mêmes comme des professionnels connaissant la réalité du marché du travail, les dispositifs de droit commun, savant orienter, résolvent des problèmes ». Mais ils ne parlent que très difficilement de leur propre souffrance dans le travail social. « Certains ont simplement fait part de « difficultés » ou d’« angoisses ». On parle plus facilement de la souffrance de ceux que l’on accompagne ».

Albena Tcholakova a également constaté sur le terrain que la plupart d’entre eux étaient très diplômés et sans formation au travail social. Si ceux qui se disent engagés sur la question de l’asile sont nombreux, cela ne fait pour autant pas d’eux des militants. « Mais cela les fait souvent « tenir » ». Quoi qu’il en soit, le renouvellement est parfois important. « Le travail difficile… Entre les recherches sur Internet, les sollicitations permanentes, téléphoniques notamment, les difficultés de la langue qui demande des compétences importantes, le travail dans l’urgence dans des situations parfois inextricables, quand le réfugié pose des questions, en dehors de la question du travail, sur l’hébergement, la CAF… Le tout dans un cadre qui ne permet pas de réelle confidentialité puisque ces professionnels travaillent souvent en open space ». Quand les réfugiés, parfois excédés, ne remettent pas eux-mêmes en question leur professionnalisme. « C’est d’autant plus difficile que les gens qui accompagnent ne voient que très rarement le résultat de leur travail, puisque les dispositifs d’accompagnement étudiés proposent un accompagnement limité dans le temps. En plus des injonctions auxquelles les intervenants sociaux sont soumis (trouver des solutions dans des dispositifs saturés), la difficulté provient du fait que, d’une part ce travail ne produit que rarement les effets escomptés, et d’autre part, lorsque ce travail épuisant est couronné de succès, le résultat devient invisible, parce que le réfugié sort du dispositif ». Une souffrance des accompagnants qui, en plus d’être confrontée à celle des réfugiés, doit cependant être rendue invisible par un travail émotionnel, pour que l’accompagnement puisse se faire.

Cet intérêt pour la « souffrance sociale », les émotions et la subjectivité dans le travail, Albena Tcholakova le nourrit également dans son propre travail de chercheuse. « Il faut être attentif aux émotions ». Elle s’était d’ailleurs intéressée à leur rôle dans les relations d’enquête*. « Je soutiens l’idée qu’il faut se laisser affecter par son objet pour bien mener ses recherches. On ne peut pas faire l’économie des affects dans l’enquête. Ne pas en rendre compte, selon moi, c’est se mentir ».

Notes

[1]. A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2000 ; M. Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Métailié, 2000.

[2] M. Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, vol. LXXVIII, n° 6, 1973, pp. 1360-1380.

[3]A. R. Hochschild., The managed heart. Commercialisation of human feeling, Berkeley, University of California Press, 1983.

Références Bibliographiques :

* « Rendre compte du sensible sur les terrains comparés » in Roulleau-Berger (dir.), Sociologies et cosmopolitisme méthodologique, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2012, pp. 57-75.

Dejours Ch. (1998), Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Seuil.

Dubar C. (1994), Le travail, lieu et enjeu des constructions identitaires, Projet, 236, 41-48.

Granovetter M. (1973), « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, LXXVIII, n° 6, 1360-1380.

Hochschild A. R. (1983). The managed heart. Commercialisation of human feeling, Berkeley, University of California Press.

Honneth A. (2000), La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf.

Hughes E. (1996b), Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, EHESS.

Jeantet A. (2003), L’émotion prescrite au travail, Travailler, 9, 99-112.

Pollak M. (2000), L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Métailié.

Riemann C., Schütze F. (1991), « Trajectory » as a Basic Theoretical Concept for Analysing Suffering and Disorderly Social Processes » in D. R. Maines (s/d), Social organisation and social process, essays in honour of Anselm Strauss. New York, Aldine de Gruyter, (p. 333-357).

Tcholakova A. (2013), Ouvrier malgré soi : réfugiés « reconnus » en France et en Bulgarie (début XXIème siècle), CLIO Femmes, Genre, Histoire, 8, 163-179.

Tcholakova A. (2014). La relation de service comme rapport de reconnaissance : l’exemple de l’accompagnement des réfugiés vers le travail. Travailler, 32, à paraître.

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