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14 / 02 / 2024 | 168 vues
Jean-Claude Delgenes / Membre
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Les Français et la romance au travail

Amour, sexe et autres histoires au travail...

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Que l'on en ait un ou pas, le travail occupe une place centrale dans nos existences ; nous y passons la majorité de notre temps éveillé. Cette activité, que nous déployons au quotidien, souvent pour des raisons strictement alimentaires, peut être plus ou moins choisie ou subie. Mais le travail, c'est aussi les autres. Il y a "ce que l'on fait" et "avec qui on le fait". En cela, le travail est un puissant incubateur émotionnel.
Cette étude que Technologia mène interroge cette dimension collective sous un angle rarement abordé, à savoir la relation amoureuse et sexuelle au travail.


Traditionnellement, dans les analyses sociologiques et économiques, on donne la priorité à ce qui ne va pas, à ce qui fait défaut, à ce qui interpelle par son aspect inhumain. Ainsi, l'approche du travail se réalise sous un versant de souffrance. Celle-ci demeure bien réelle et présente. Ce n'est pas Technologia qui va nier cette évidence. Il suffit d'analyser l'envol des pathologies psychiques au travail - 108 000 l'an passé - pour se convaincre de cette réalité. Si nous avons une bonne connaissance de la montée du syndrome d'épuisement professionnel dans la France d'aujourd'hui et des drames avec imputation professionnelle, il n'en reste pas moins que le travail ne se résume pas à cette seule dimension, et il serait faire offense à l'analyse de ne pas considérer l'importance du fait amoureux en milieu professionnel.
Loin des schémas binaires, si ce n'est manichéens, nous nous sommes donc intéressés pendant plusieurs mois à cette question passionnante de l'amour au travail. La magie de l'amour, on va le voir, s'impose durablement en milieu professionnel. L'amour et la santé demeurent des dimensions essentielles à préserver pour l'humain au travail.


En bref, en raison de la présence des autres, le travail demeure pour nous une arène de rencontres, un espace temporel et physique où se nouent de nombreuses relations amoureuses, stables ou ponctuelles, éphémères ou durables. Ces relations peuvent parfois dériver vers des comportements inadaptés, voire illégaux. Ces comportements sont alors sources de tensions professionnelles, voire de harcèlements ou d'agressions sexuelles.


Certains pays, comme les États-Unis et l'Espagne, ont tenté de codifier par une réglementation précise et stricte les rapports entre les êtres humains afin de prévenir ces dérives. Il nous est apparu intéressant de questionner cette zone grise pour la France.


L’objectif de cette étude, menée avec le laboratoire de recherches RH de l’École de Management de la Sorbonne, est de mieux appréhender cette problématique que nous appellerons "La Romance au Travail", afin de comprendre au plus près du terrain ce qui s’y passe.
 

  • D’octobre à décembre 2023, 2528 connexions à notre questionnaire ont été comptabilisées, sans toutes donner lieu à des réponses complètes. 1682 répondants ont joué le jeu jusqu’au bout, principalement composés de cadres, de professions intermédiaires et d'employés. Plus d’une centaine de témoignages ont été collectés.
     

À la suite de cette collecte et de l’analyse quantitative et qualitative, il apparaît que le travail s’avère un puissant incubateur émotionnel. Les répondants en témoignent, bon nombre d’histoires se passent plutôt bien :
 

  • 46 % des répondants ont déjà eu une relation amoureuse au travail, et parmi ceux-ci, une grande majorité considère que celle-ci était sérieuse. Cependant, des relations plus éphémères et d’ordre plus strictement sexuel sont bien présentes, avec 17 % ayant eu une histoire purement sexuelle.
     

Premier constat au départ de l’étude, nous ne pensions pas être à un tel niveau. L’étude montre ainsi un véritable foisonnement amoureux parmi les millions de salariés et sans doute au sein des professions libérales. Il y a de la vie et des échanges multiples en milieu professionnel, même si cette réalité n’est pas vraiment prise en compte par le management qui considère à juste titre que les relations amoureuses relèvent du domaine privé des personnes concernées. Néanmoins, il paraît évident que les relations amoureuses et sexuelles peuvent donner lieu à des tensions rejaillissant sur les collectifs de travail. Par exemple, en raison de ruptures qui conduisent parfois à des violences, des prostrations, des lamentations, voire des dépressions. Il n’est pas simple pour la personne qui subit une rupture de rencontrer au quotidien l’ex-âme sœur, de remuer dans la plaie constamment la douleur de l’éloignement. Souvent, la structure est mise en péril par le déchirement amoureux. Combien de dépôts de bilan ou d’arrêts d’activité sont survenus en conséquence de la rupture d’un couple ?
Les problèmes peuvent aussi survenir en raison d’un traitement de faveur ou d’un management manquant d’objectivité. En cela, une information, une sensibilisation voire une formation des managers et des RH apparaissent nécessaires pour anticiper ou traiter de telles situations de travail.


Il ne s’agit pas non plus d’en faire trop, car 91% des répondants affirment que ces relations au travail n’ont jamais posé de problèmes particuliers.


L’acceptabilité des liens de proximité et les risques de dérive 


Le rapport hiérarchique est un étouffoir de la relation amoureuse et de la démarche de séduction. L'étude se penche sur la question de savoir si les interactions proches (y compris la séduction et la drague) sont acceptables dans un contexte professionnel. L'acceptabilité est très forte entre collègues mais se réduit de moitié si un rapport hiérarchique intervient. Par ailleurs, la préférence pour « l’amour » plutôt que pour le « sexe » est plus marquée chez les femmes. L’acceptabilité d’une relation amoureuse et/ou des démarches de séduction s’avère plus élevée en cas de relation extra-professionnelle (88%), ou de consentement explicite (77%). Nous constatons en cela un effet du mouvement Me Too qui a modifié sensiblement les comportements et qui incite les femmes en particulier à rejeter les relations sous « emprise hiérarchique ».


Cependant, l’étude montre que les risques de dérive sont fortement appréhendés, notamment :
 

  • Rumeurs et jalousie (90%),
  • Problèmes d’objectivité, d’équité ou encore d’abus (80%),
  • Par-delà le risque perçu, 22% des femmes répondantes témoignent de dérives qu’elles ont vécues, contre 8% des hommes.
     

Réguler les possibles dérives de la romance au travail


91% des répondants souhaitent « une régulation des abus possibles en sanctionnant les agissements sexistes et le harcèlement sexuel ».
8% des répondants trouveraient souhaitable un règlement intérieur exigeant de déclarer toute relation sexuelle avec une personne du travail. Ces tendances révèlent un environnement professionnel qui n'est pas particulièrement puritain ou rigide (les règles strictes ne sont soutenues que par une minorité), mais clairement en faveur du consentement.


Dans le même sens, le principe constitutionnel en droit français, le respect de la vie privée, interdit aux règlements intérieurs des entreprises de réguler les relations interpersonnelles. Cependant, les entreprises peuvent chercher à encadrer les relations amoureuses au sein du travail en s'assurant de l'absence de conflits d'intérêts et en régulant tout comportement inapproprié découlant de ces relations.


Le rôle de l'entreprise


Pour la grande majorité des répondants, l’entreprise a un rôle à jouer au-delà des missions « naturelles » d’organisation du travail et de production de valeur ajoutée. • Si 95% des répondants souhaitent une mission de protection (notamment contre le harcèlement), la majorité rejette une régulation stricte des relations intimes au travail à la mode américaine, où les relations amoureuses sont proscrites en milieu professionnel.


Les salariés disent clairement à leur hiérarchie « laissez-nous gérer nos relations intimes » ; en cela, ils rejettent la prohibition américaine. En revanche, ils souhaitent que l’entreprise soit un sanctuaire pour les émotions et qu'elle s’investisse dans une mission sociétale (60% attendent notamment qu’elle s’investisse contre les violences conjugales).
 

Conclusion


Ce qui est considéré comme "acceptable" ne dépend plus strictement des normes sociales traditionnelles, de la bienséance ou de l'apparence. À présent, la priorité est accordée au consentement. En ce qui concerne le milieu professionnel, la tendance actuelle consiste à attendre des entreprises qu'elles respectent la sphère personnelle des employés sans intervenir directement, tout en demeurant vigilantes et disposées à agir en cas de comportements abusifs ou de dérives. Le chemin à emprunter pour les dirigeants et les acteurs de la prévention semble être délicat, entre un laisser-faire pour les personnes consentantes et une régulation des abus et dérives. L'aspiration exprimée par cette étude est de transformer le travail en un espace non seulement dédié à la tâche professionnelle, mais aussi à la sociabilité et aux émotions.


En effet, 63% des répondants apprécient que les émotions aient leur place dans le travail. En ce sens, il est envisageable que les règlements intérieurs évoluent. Plutôt que de transformer le lieu de travail en un espace de vie strictement réglementé, ils pourraient le concevoir comme un lieu protégé en renforçant les dispositifs de signalement, en améliorant leur identification et en instaurant une gradation des sanctions ; là où trop souvent un management non formé préfère « regarder ailleurs » parce que ce n’est « pas si grave ». Quand aurons-nous des assises pour les Référents harcèlement moral, harcèlement sexuel et comportements sexistes, accompagnées de chartes correspondantes ? Dont l'objectif serait d'évaluer les succès obtenus et de dresser une liste des renforcements nécessaires, que ce soit en termes de moyens ou de méthodologies.
 

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