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04 / 12 / 2019 | 81 vues
Cathy Simon / Membre
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Émancipez-vous : renoncez à tous vos droits !

Le « pouvoir » gouvernemental actuel possède quelques vertus, dont celle de dire ou d’écrire noir sur blanc ce que d’aucuns en d’autres temps n’auraient pas même osé penser. Il suffit donc d’ouvrir les yeux et de regarder devant soi : tout est là, exposé en pleine lumière...

Qu’il était doux le temps où le vice savait encore rendre hommage à la vertu ! Le cynisme n’a désormais plus le temps d’emprunter le masque de la décence. Il s’affiche à nouveau fièrement tel qu’il est. Certes, l’expression incantatoire et permanente de creux et plats slogans moralisateurs pourraient nous laisser croire qu’il n’en est rien mais qui ne voit que ce n’est plus là qu’un piètre et boursouflant vernis qui ne trompe franchement plus grand-monde, hormis bien-sûr les quelques esprits religieusement et hystériquement serviles à la nouvelle vulgate ?

 

La « déforme » permanente

Ainsi, dans son discours annuel de politique générale, prononcé au congrès tenu au château de Versailles le 9 juillet 2018, Emmanuel Macron tenait ce propos : « Le pilier premier de la politique sociale à laquelle je crois est une politique d’émancipation de chacun, qui libère et s’affranchit des statuts ».

« Mais qu’est‐ce que le « statut » a bien pu faire au pauvre Emmanuel Macron pour qu’il s’acharne à ce point contre lui ? Jusqu’à l’opposer à la liberté, rien de moins ».

Faut-il rappeler que le mot « statut » signifie étymologiquement ce qui permet de « dresser », de « mettre debout », de faire tenir et de donner une certaine « stabilité » à des réalités toujours promptes aux « changements », à la versatilité et à la « précarité » ?

C’est aussi, face au flux et faux-fuyant du monde, le geste du sculpteur qui retient esthétiquement grâce à son matériau, une forme (stable) qui visait autrement à sombrer dans l’oubli.
 

L’oubli a aussi été le mot de ralliement des gilets jaunes, ces derniers estimaient qu’ils étaient « sortis des radars » du pouvoir et qu’ils étaient tombés dans l’oubli.

Crise profonde de l’institution, nous dit‐on, le beau mot d’institution est justement lié à celui de « statut » et, de fait, le nouage historique des termes statutinstitution et représentation ne semble plus tout à fait tenir debout aujourd’hui.

À ce propos, il y a néanmoins un grand risque à entériner et à entretenir la grande lamentation sur la crise des institutions et de la représentation (au sens large, donc aussi bien « l’institution » et la « représentation » syndicales), en criant avec tous ceux qui ont grand intérêt à les voir s’affaiblir, que l’institution n’aurait fait que trahir ceux qu’elles étaient censées représenter ou servir.

En effet, en répétant à satiété que si les institutions sont en crise c’est parce qu’elles ont, de leur propre inertie, finalement accepté leur propre retrait en se coupant de leur base, obnubilées qu’elles seraient à assurer leur propre perpétuation sans souci du monde, on risque fort de tomber dans le piège que l’on nous tend si généreusement. 
 

Si les institutions sont en crise c’est surtout parce qu’un travail « de sape » a été plus ou moins organisé (ou du moins fort peu empêché) par les tenants des nouvelles « lois » du marché sans limite et par l’injonction qui est faite aux individus et aux nations de s’y adapter sans délai.

Lorsque le pouvoir tire prétexte de la nécessité qu’il y a toujours à « réformer » les institutions et les droits (sociaux), pour tenir compte des changements qui émanent de la société, pour imposer leur idéologie et sa prétendue « nécessité », il ne fait que s’installer dans une nouvelle forme de réductionnisme (ou matérialisme historique d’un nouveau genre) qu’il recouvre de son sophisme afin d’habiller ses dogmes d’un label aux prétentions scientifiques. À cet égard, la question des retraites en est un bon exemple : leur « réforme » est sans cesse vantée par quantité de pseudo-experts afin de lui prêter une vertu d’évidence.

Le mot d’ordre est bien connu : fluidifiez, rendez les statuts liquides, diluez toute forme de stabilité, déformez nos droits sociaux pour gagner en liberté et en légèreté.
 

Du sans forme à la plate-forme
 

Autre exemple de cet escamotage langagier, les premières enquêtes 3 sur la condition des travailleurs des plates-formes numériques (Uber…), révèlent ce que les belles promesses d’indépendance et d’autonomie pour tous, tant miroitées par ses promoteurs, sont devenues.
 

Leur condition est telle qu’il n’est plus abusif de comparer cette dernière à celle vécue par bien des prolétaires du XIXe siècle, avec cette conséquence redoutable : le retour du travail « à la pièce » ou à la « tâche ».

Ainsi, pour la sociologue Sarah Abdelnour, cette comparaison est pertinente car, comme au XIXe siècle, on trouve une utilisation au jour le jour de la force du travail de gens au « statut » fragile et qui sont dans une position de dominées par rapport aux donneurs d’ordres ce qui les rend « très proches des salariés et des prolétaires décrits par Marx ».

L’élément massif qui rend la comparaison légitime tient à la forme spécifique de l’organisation du travail que nous retrouvons dans les deux cas : le « tâcheronnat ».

Dans le premier cas, les tâcherons prenaient commande auprès des industriels, dans le second cas les plates-formes reproduisent ce système, même si c’est (seulement) sous une autre forme : « elles récupèrent, centralisent et distribuent des commandes à une petite armée de travailleurs, chacun isolé et peu protégé ».

Sarah Abdenour ajoute que l’on peut même parler de prolétariat aggravé, en ce sens que les coursiers, par exemple, ne sont jamais sûrs d’avoir des courses à effectuer tant ils sont nombreux à attendre les commandes. « Or, ils sont payés à la course, alors qu’ils étaient auparavant payés à l’heure », c’est « l'une des raisons pour lesquelles il est possible de faire la comparaison avec ce capitalisme des débuts, très inégalitaire, très asymétrique et qui fragile les travailleurs sans protection ».

En effet, alors que l’on pourrait penser le contraire, les travailleurs des plates-formes ne possèdent pas véritablement et intégralement leur outil de travail, ce qui serait en effet « gage d’autonomie ». Alors qu’ils supportent le coût de leur outil de travail (leur vélo ou leur voiture), ils ne possèdent pas « l’outil de production central qu’est l’application ». Or, sans elle, aucune autonomie n’est véritablement possible et ces travailleurs peuvent de fait « être débranchés » de l’application pour un oui ou pour un non, du jour ou lendemain.

L’abolition du salariat est un horizon à atteindre mais, pour l’heure, celui-ci a été cyniquement remplacé par une forme de dépendance et de hiérarchie qui n’a rien à envier au lien de subordination caractéristique du salariat.
 

C’est bien à une forme de dépendance, authentiquement réactionnaire, que nous sommes confrontés ; on sait pourtant que le mot « réactionnaire » est considéré comme l'insulte suprême par le Président de la République. Allez comprendre...

Est-ce là le visage de la « politique d’émancipation de chacun, qui libère et s’affranchit des statuts » ? Exprimé sous une forme ramassée, toute l’idéologie du Président de la République est là, celle, selon la bonne formule du philosophe Pierre-André Taguieff, d’un « individualisme libéral concurrentiel 5 », tout cela au nom de l’émancipation, mot creux car reposant sur une grande part « d’impensé » mais encensée par les néo-libéraux, comme la nouvelle vache sacrée, en panne foncièrement d’une véritable définition et d'une vision cohérente des rapports humains.

Dans cette optique, l’institution (qu’elle soit familiale, étatique au sens large, syndicale etc.) est une grosse machine (ou « machin ») toujours trop encombrante pour l’individu qui n’aspire qu’à une seule chose : l’indépendance et l’autonomie. À ce niveau d’abstraction (joviale), qui pourrait ne pas être d’accord avec ces mots ? Les démagogues ne lèvent jamais l’équivoque que représentent ces termes et pour cause : ils s’y installent voire s’en nourrissent. La même équivoque habite le terme « flexisécurité », terme plastique aux « définitions variables qu’affectionne l’homme des conjonctions allusives et des synthèses confuses ».

En tous cas, on voit à peu près ce que signifie la flexibilité. Quant à la sécurité, nous pouvons toujours attendre. Ne voyons-nous pas plutôt nos droits s’évaporer à petit feu sous nos yeux ? Comme le dit fort bien notre auteur : « L’évocation incantatoire » du mot « émancipation » aujourd’hui porté par des visées néolibérales n’empêche nullement, bien au contraire, le nouveau pouvoir de « démanteler l'État protecteur par petites touches, dites réformes ».

De quelle émancipation s’agit-il en effet ? Lorsque l’on sait à quel point ce mot est quotidiennement contredit par la réalité qui se manifeste par une précarité grandissante chez une partie toujours plus importante de la population ?
 

À quoi reconnaît‐on un parfait idéologue, se demandait‐on jadis (les débats sur cette question ont notamment fait rage de la période post-soixante-huitarde à la chute du mur de Berlin, événement qui a signifié la fin des « idéologies » pour bien des auteurs) ? À ceci très exactement : plus les faits contredisent « l’idée » ou l’idéologie, plus celle‐ci veut se renforcer.

 

Pour justifier l’opération, tous les subterfuges sont bons pour ses défenseurs mais il en est un qui est récurrent : c’est parce que « l’idée » n’est pas allée assez loin dans son déploiement qu’elle n’a pas (encore) été en mesure de montrer ses effets « hautement » bénéfiques, donc persévérons, faille-t-il d'abord en passer par la destruction la plus complète de l’état des choses. C’est implacable.

Les récalcitrants aux « changements » promis par les tenants de l’idéologie en question sont nécessairement perçus comme des retardataires (quand ils ne sont pas considérés comme de purs et simples attardés mentaux), des ploucs accrochés à leurs vieux privilèges ou à leurs anciennes (et coupables) habitudes, d’infâmes égoïstes qui persistent à ne pas s’émerveiller devant les splendeurs du nouveau monde qu’on leur offre à coups de rhétorique, laquelle n’est pas toujours dépourvue d’une certaine virtuosité. Pourtant, le réel résiste et le verbiage et la « novlangue » prennent rageusement le relai.

À cet égard, il est tentant de se rappeler la belle formule de Jean Jaurès, « quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots », en suggérant que le contexte actuel renverse peut-être tout autant le sens de la citation.

D’un certain point de vue, nous sommes en effet dans une situation presque inverse : les mots restent inchangés et le gouvernement et leurs serviteurs gardent les mots qui ont fait les utopies d’hier (émancipation, liberté, autonomie etc.). Seulement, ceux-ci trouvent de moins de moins de correspondance avec le quotidien de beaucoup d’entre nous.
 

C’est pourquoi la rhétorique ne peut fonctionner qu’un temps, elle ne peut avoir qu’une durée limitée et la forme de déni dont elle se sert pour couvrir ses inconséquences finit toujours par lui faire payer très cher ses extravagances. En d’autres termes, on ne fait pas violence « au réel » longtemps impunément...

En ce sens, les idéologues sont aujourd’hui loin d’avoir disparu. Au contraire, ils prospèrent mais ont endossé des habits neufs, qui demeuraient insoupçonnables jusqu’à il y a peu car ils semblaient remporter l’enthousiasme général, mais ce temps n’est (peut-être) plus : après celle de Jean Jaurès, l'éternelle leçon aristotélicienne frappe de  nouveau bruyamment à notre porte : « la nécessité ne se laisse pas convaincre ».

Alors comment rendre aux gens qui veulent se tenir debout (au double sens du terme : qui restent fiers et qui veulent être reconnus institutionnellement par des droits et statuts qui leur soient réellement garantis ) leur dignité de citoyens ? Il s’agit de redonner un sens au beau et profond mot d’institution. Pour cette reconquête, non seulement le syndicalisme n’est pas mort mais il reste très largement devant nous. À nous tous de le vouloir…

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