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Michel Berry / Abonné
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Chapoutot et l’arnaque du “management nazi”

Lancé par l’École de Paris du management, cercle de réflexion qui œuvre, depuis 1993 à rapprocher théories et pratiques managériales, le projet  Elucidations managériales   est une initiative collaborative qui vise à mieux comprendre et faire connaître les enjeux du management, son histoire, son rôle dans les organisations, sa dimension humaine et pragmatique.

 

 

Aurélien Rouquet, professeur à NEOMA Business School et rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion, a bien voulu nous livrer ses réflexions et commentaires sur un ouvrage publié chez Gallimard en 2020 sur le sujet...

 

Avec "Libres d’obéir – Le management, du nazisme à aujourd’hui ", Johann Chapoutot a trouvé la formule magique : un sujet sulfureux, un titre qui claque et une conclusion qui réjouit tous les contempteurs du management moderne.
 

Résultat : plus de 20 000 exemplaires vendus, une adaptation récente en bande dessinée qui connaît elle aussi un large succès, et un très large écho médiatique.


Johann Chapoutot a ainsi été invité à évoquer son ouvrage sur France Culture, bénéficié d’un entretien dans le journal Libération, dans l’émission de Natacha Polony sur Marianne TV, dans l’émission Arrêts sur images, etc.


Le livre a également fait l’objet de recensions élogieuses dans des revues comme AOCLa Vie des Idées, Le Canard enchaîné. Bref, la gloire médiatique, pour une thèse à la fois provocatrice et séduisante : une certaine forme de management moderne – celui fondé sur la délégation, la responsabilisation et la fixation d’objectifs – trouverait ses racines dans l’Allemagne nazie.

 

Le nazisme et Reinhardt Höhn, créateur du management par objectifs ?

 

Pour démontrer cette thèse, Johann Chapoutot commence par décrire minutieusement dans la première partie de son livre le fonctionnement du nazisme, en s’appuyant sur ses recherches antérieures consacrées à la culture juridique et intellectuelle du IIIᵉ Reich. Spécialiste reconnu de la pensée et de l’administration nazies, Johann Chapoutot excelle lorsqu’il analyse la logique antiétatique des juristes SS, qui rejettent le modèle de l’État de droit “judéo-romain” jugé rigide et formaliste, au profit d’un ordre organique fondé sur la vitalité du peuple et la volonté du chef. Il montre comment cette doctrine a conduit à une polycratie – c’est-à-dire à une prolifération d’institutions concurrentes – où la concurrence entre administrations, entreprises et corps de l’État remplace la hiérarchie bureaucratique classique. Dans ce système, le Führer exerce un rôle d’arbitre ultime, tranchant en dernier ressort, dans une logique explicitement darwinienne, où la survie des plus performants légitime l’élimination des plus faibles. Ces pages, précises et solidement étayées, offrent une lecture originale du nazisme comme laboratoire d’un ordre administratif fluide, concurrentiel et décentralisé, qui s’avère assez éloigné de l’image que l’on peut avoir d’un État totalitaire monolithique.

 

Mais c’est dans la seconde partie de l’ouvrage que Johann Chapoutot avance une hypothèse audacieuse. Il établit un lien direct entre cette conception de l’action au sein du Reich et le développement ultérieur du management moderne. Selon Johann Chapoutot, cette continuité intellectuelle s’incarnerait dans un modèle de direction fondé sur la “liberté d’obéir”, expression qu’il érige en concept central. Le nazi, explique-t-il, n’est pas contraint par des ordres détaillés : il est libre dans le choix des moyens pour atteindre des objectifs imposés par la hiérarchie, mais il n’a ni le droit ni la possibilité de contester la finalité. L’obéissance se conjugue donc avec une autonomie encadrée, un espace d’initiative subordonné à des buts intangibles fixés d’en haut. 

 

Pour Johann Chapoutot, cette liberté conditionnelle constituerait l’ancêtre du management par objectifs, où les individus sont invités à se réaliser en atteignant des résultats définis par d’autres. Derrière l’illusion d’émancipation et de responsabilisation, il verrait ainsi la persistance d’un schéma autoritaire, hérité selon lui du nazisme, mais reformulé dans le langage neutre et technocratique du management contemporain.

 

Pour étayer ce lien, il suit dans son livre la trajectoire de Reinhardt Höhn. Celui-ci fut un juriste et officier SS allemand, formé en droit public et en philosophie, qui fit carrière sous le IIIᵉ Reich, au sein de l’appareil intellectuel et administratif du régime. Proche des milieux universitaires nazis, il enseigna le droit à Berlin et dirigea, durant la guerre, des instituts de recherche au service de la SS, notamment l’Institut pour l’État. Après 1945, il parvint à échapper à toute condamnation majeure lors de la dénazification et se reconvertit dans le monde de la formation managériale. En 1956, il fonde l’Akademie für Führungskräfte, à Bad Harzburg, une école de management destinée à former les cadres des grandes entreprises allemandes de l’après-guerre. C’est dans cette école qu’il promeut un modèle de management par délégation, décrit dans plusieurs livres écrits en allemand. Sous sa direction, l’académie forme, selon Johann Chapoutot, 600 000 cadres dans les années 1960-1970.

 

Le management par objectifs tient plus à Detroit, GM et Drucker qu’au nazisme

 

Si elle est séduisante, cette thèse s’écroule cependant dès qu’on la confronte à un minimum de rigueur historique et aux nombreux travaux menés sur l’histoire des sciences de gestion et du management. C’est d’ailleurs ce qu’ont déjà souligné plusieurs connaisseurs de cette histoire dans leurs recensions critiques de l’ouvrage de Johann Chapoutot, comme Franck Aggeri, Yves Cohen, Marcel Guenoun ou Thibault Le Texier. Reprenons ici l’argumentaire de Johann Chapoutot, en commençant par souligner que ce qu’il nous décrit sous le nazisme relève bien d’une forme de management que l’on peut qualifier de management “par objectifs” ou “par délégation”.

 

Tel qu’il se pratique aujourd’hui, le management par objectifs (MPO) repose sur l’idée que la performance d’une organisation s’améliore lorsque les objectifs sont clairement définis et partagés par la hiérarchie et les collaborateurs. 


Concrètement, il s’agit d’établir des buts précis, mesurables et limités dans le temps, alignés à la fois sur la stratégie globale de l’entreprise et sur les responsabilités individuelles. Ce processus suppose une implication active des salariés dans la définition de leurs objectifs, afin de favoriser l’adhésion, la motivation et le sens donné à leur travail. Au-delà de l’établissement d’objectifs, le MPO intègre un suivi des résultats et un dialogue continu entre managers et collaborateurs. Ce système encourage l’autonomie dans la mise en œuvre, tout en instaurant des mécanismes d’évaluation périodiques, qui permettent d’ajuster les actions, de reconnaître les réussites et d’identifier les axes de progrès. L’enjeu est donc double : améliorer la performance collective de l’organisation et développer les compétences individuelles, dans une logique de responsabilisation et de coopération.

 

Le problème est que, comme le rappelle Yves Cohen, ce modèle de management ne trouve aucunement son inspiration historique dans le nazisme, mais, au contraire, dans les pratiques d’une firme automobile américaine.


Comme le sait tout étudiant formé un peu sérieusement au management, Alfred P. Sloan l’avait en effet mise en place chez General Motors (GM), aux États-Unis, dans les années 1920, à un moment où GM devait gérer la complexité d’un conglomérat en pleine expansion. Contrairement à Ford, qui reposait alors sur une structure très centralisée, orientée autour d’un modèle unique (la Ford T) et d’un contrôle direct exercé depuis le sommet, GM fit le choix d’une organisation décentralisée. Chaque division bénéficiait d’une autonomie significative dans ses décisions, mais devait rendre compte de ses performances à travers des objectifs chiffrés, principalement financiers. Ce dispositif permettait de combiner la souplesse et l’adaptation locale avec un contrôle global exercé par le siège.

 

On arguera avec raison que, dans le passé, d’autres pratiques de délégation par objectifs avaient été mises en place dans des organisations, et on aura raison. Dès lors qu’un groupe humain s’organise pour accomplir une tâche commune – qu’il s’agisse d’une armée, d’une administration, d’un atelier ou d’une entreprise – se pose la question de savoir comment articuler autonomie locale et contrôle central. Si le management par objectifs est associé à GM, c’est aussi et surtout parce que les pratiques de GM ont été étudiées et théorisées dans les années 1940 et 1950, par quelqu’un qui aura sur les chercheurs en management et sur les entreprises à l’échelle mondiale une influence toute autre que celle de Höhn : Peter Drucker.

 

Souvent considéré comme l’un des pères du management moderne, Peter Drucker débute sa carrière comme journaliste et économiste en Europe avant de fuir le nazisme (!) et de s’installer aux États-Unis en 1937. Après quelques années d’enseignement et de recherche, il est recruté en 1943 par General Motors pour mener une vaste étude sur la structure et la gouvernance du Groupe. Cette expérience fondatrice donne naissance à deux ouvrages majeurs : Concept of the Corporation (1946), dans lequel Drucker décrit la structure décentralisée de l’entreprise, puis The Practice of Management (1954), dans lequel il théorise l’usage fait par GM du management par objectifs. Ces ouvrages deviendront rapidement des best-sellers et feront de Drucker le premier véritable “gourou” du management, avec des idées diffusées à l’échelle mondiale, une activité de conseil auprès des plus grands dirigeants et une renommée mondiale.

 

Bref, non seulement le management par objectifs se pratiquait à Detroit dans les années 1920, bien avant l’arrivée des nazis au pouvoir, mais il a surtout été conceptualisé et popularisé par Drucker dès les années 1950, dans des ouvrages infiniment plus influents que ceux de Reinhard Höhn.

 

Les faits sont clairs : Drucker publie ses livres avant la création de l’académie de Bad Harzburg et avant que Höhn ne publie ses manuels – manuels qui, comme le rappelle Thibault Le Texier, ne seront jamais traduits en anglais ni en français et ne connaîtront qu’une diffusion strictement nationale. Ne reste alors plus de la thèse de Johann Chapoutot, qui se réduit comme peau de chagrin, le fait qu’Höhn aurait exercé localement en Allemagne une influence forte sur le management des entreprises allemandes, puisque 600 000 cadres seraient passés par l’académie de Bad Harzburg. Mais même cette influence locale mérite ici d’être relativisée. D’abord parce que cette académie n’a jamais eu le poids intellectuel d’écoles allemandes plus prestigieuses comme Mannheim Business School ou la WHU – Otto Beisheim School of Management. Ensuite, parce qu’il s’agit d’une école pour cadres et non d’une institution académique, et elle ne produit ni recherche ni publications scientifiques reconnues. À titre personnel, avant le livre de Johann Chapoutot, je n’en avais jamais entendu parler, comme tous les collègues à qui j’ai posé la question ! Enfin, comme le note encore Thibault Le Texier, Johann Chapoutot ne démontre jamais combien d’entreprises ont effectivement appliqué la fameuse méthode de Bad Hazburg de Höhn. Et c’est un angle mort de l’ouvrage de Johann Chapoutot d’indiquer si cette méthode a eu plus d’influence sur les pratiques allemandes que la pensée de Drucker, dont les livres ont été traduits dès les années 1950 en allemand…

 

Au final, pour le dire avec les mots de Florent Georgesco dans sa recension critique du livre publiée par Le Monde des livres, le lien que Johann Chapoutot « tente d’établir relève ainsi de l’analogie vague ». Il est d’autant plus surprenant que Johann Chapoutot se laisse aller à une telle thèse que, depuis des décennies et à la suite de l’historien Alfred Chandler et de son ouvrage sur la Main visible des managers (1977), de multiples travaux historiques ont été menés sur l’essor des entreprises et du management. Les faits présentés ici sont par conséquent très largement connus de la plupart des enseignants-chercheurs en sciences de gestion et du management, et enseignés aux très nombreux étudiants formés au management dans les universités et écoles de commerce.


Certes, le management moderne mérite d’être critiqué : culte de la performance, absurdité des indicateurs, prolifération des “bullshit jobs”…


Mais pour comprendre ces dérives, nul besoin de convoquer Hitler et de faire croire à une histoire qui n’existe pas et n’est pas fondée : mieux vaut lire les spécialistes du champ des critical management studies.

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