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15 / 03 / 2022 | 89 vues
Christian Oyarbide / Membre
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Huit mauvaises raisons de faire l’impasse sur les valeurs mutualistes

Les trois articles précédents publiés (Pourquoi et comment piloter une mutuelle par les valeurs ? | Miroir Social) ont suscité peu de réactions parmi nos contacts mutualistes. En revanche, j’ai eu beaucoup d’échanges avec des gens qui ont approché notre univers et se disent très intéressées par les valeurs portées par la mutualité mais ne comprennent pas pourquoi, quand ils nous regardent d’un peu plus près, l’incarnation de ces valeurs dans nos organismes ne saute pas aux yeux.

 

Au fil de ces discussions, nous avons évoqué plusieurs raisons possibles et beaucoup de tentatives d’excuser ce défaut d’incarnation. À noter que ces excuses n’émanaient pas que de mutualistes mais également d’observateurs bienveillants. Malheureusement, aucune de celles-ci ne m’ont convaincu et je vais tenter d’expliquer pourquoi.

 

1) Les mutualistes n’ont pas eu le temps de travailler les valeurs sur le fond face aux contraintes de toute nature qui leurs sont tombées dessus ces dernières années.
 

Au fil des de ce mémo, je reviendrai sur certaines de ces contraintes qui certes se multiplient depuis plus de vingt ans. Mais je voudrais faire observer que, dans un contexte infiniment plus contraignant (et c’est peu de le dire), le Conseil national de la Résistance a su, dans son programme « les jours heureux », à la fois répondre à l’urgence d’une situation (coordination de la résistance) autrement critique et travailler sur un projet d’avenir pour la société libérée.
 

Si, dans la mutualité, il n'y a pas l’énergie et le courage pour, à la fois, résister aux injonctions externes et repenser (je reviendrai plus loin sur ce terme) nos projets d’avenir au bénéfice de nos adhérents et plus largement de tous ceux qui sont en difficulté, alors le mouvement mutualiste n’a plus de raison d’être. Observons également que la double nature de la gouvernance mutualiste (élue et gestionnaire) devrait, sur ce point, permettre une répartition des rôles : aux élus le pilotage de la réflexion sur l’ambition mutualiste de la relation aux adhérents et à la société, aux salariés experts, la réflexion sur l’adaptation aux contraintes externes et le management. Et aux deux réunis la mise en œuvre. À ce propos, signalons que le combat de la FNMF sur le maintien du président comme dirigeant effectif a largement contribué à tirer la branche politique de la gouvernance vers la seule adaptation aux contraintes.

 

2) L’État a tellement encadré les garanties et la concurrence est tellement vive qu’il n’est plus possible de se différencier autrement que par les prix.


Là encore, ces évolutions sont incontestables et elles pèsent considérablement. Mais elles pèsent sur l’activité de « complémentaire de santé ». Or, historiquement, l’activité d’une mutuelle ne se limite pas à être un centre de paiement derrière la Sécurité sociale. Le projet mutualiste est, entre autres, de favoriser l’accès à la santé (et pas seulement aux soins et au paiement de ceux-ci) de la population. Singulièrement, la population la plus éloignée (pour des raisons diverses) du système de santé ou la plus en difficulté pour cause d’accidents de la vie (et pas seulement de santé).


Le projet mutualiste est aussi de proposer des moyens et des idées pour transformer les conditions de vie pesant sur l’état de santé. C’est cette formulation qui, par le passé, a mené la mutualité à développer des offres de soins et, plus récemment, pour certains acteurs à s’intéresser aux conditions de logement. C’est aussi cette formulation qui a mené et mène encore la mutualité à mettre l’accent sur la prévention.


Alors, les modèles économiques de ces champs d’activités sont certes aujourd’hui difficiles mais faut-il pour autant y renoncer ou les céder (comme on le voit ici ou là) ? N’est-il pas possible de s’emparer de solutions numériques pour donner des voies d’accès à la santé aux populations en difficulté au lieu de les « packager » dans des offres de service annexes qui ne seront utilisées que par ceux qui ont déjà de multiples moyens de se soigner ?


N’est-il pas possible d’utiliser l’intelligence artificielle pour détecter les fragilités parmi nos adhérents et aller au-devant d’eux par l’intermédiaire de nos bénévoles ?


N’est-il pas possible de travailler sur les conditions sociales, économiques et environnementales pesant sur l’espérance de vie de nos concitoyens, en liaison avec les chercheurs, les associations etc. ?


Au moment où il devient impossible de joindre les services d’une grande mutuelle, n'est-il pas possible de mobiliser tous les moyens, numériques, physiques, salariés et bénévoles pour accompagner et aller au-devant de nos adhérents etc. ?


Les besoins, les espaces et les moyens d’intervention sont immenses et en mouvement. Si nous ne savons pas nous en saisir, ne déplorons alors pas d’être perçus par l’État comme des supplétifs d’une Sécurité sociale étatisée (ce qui n’était pas le projet de 1945).


3) Les mutualistes font beaucoup de choses mais personne n’en parle.


Non, on ne fait globalement vraiment pas beaucoup. Ou plutôt, on le fait dans les marges de nos métiers : dans nos fondations, nos mutuelles de livre III, notre action sociale et à travers les fameux « packaging services » annexes évoqués ci-dessus. Mais pas dans le cœur de nos processus de relation aux adhérents et de nos offres.

 

Reléguant nos actions de solidarité et de proximité à des strapontins, nous sommes dans une démarche qui n’est pas « essentiellement » différente de celle des sociétés de capitaux quand, au titre de la RSE ou de leur raison d’être, elles développent des bonnes pratiques consuméristes ou subventionnent des acteurs externes à travers leurs fondations. Notre engagement n’est pas différent. Or l’engagement est pourtant précisément l'une des valeurs que nous mettons en avant. Par exemple, nos fonds d’action sociale, déconnectés de nos missions, ont ainsi perdu leur sens mutualiste pour se transformer en « bonnes œuvres ». Comment faire la différence ? Dans l’énergie mobilisée (pas l’argent), donc l’engagement, tout simplement. Et cela rejoint la question 4.

 

4) De toute façon, les jeunes ne s’engagent plus aujourd'hui et surtout pas dans les mutuelles. Alors à quoi bon réfléchir à l’engagement ?


J’ai déjà eu l’occasion de faire remarquer qu’aujourd’hui, quand les dirigeants mutualistes abordent cette question, ils pensent « engagement au profit de la mutuelle » alors que le mutualisme est « engagement au profit des autres ». Sur cette définition, un ami consultant me posait la question suivante : « OK au profit des autres mais, dans ce cas, pourquoi, pour être utile aux autres, les gens viendraient-ils plutôt dans une mutuelle que dans une association qui œuvre sur le même terrain ? ». Cette question n’est pas la mienne. Ma question à moi, mutualiste, n’est pas de savoir combien de gens soutiennent mon action mais combien de gens j’aide et, singulièrement, combien de gens en réelle difficulté.


Serait-il aberrant que dans les KPI (key performance indicators pour parler de manière provocatrice comme les consultants), le nombre de gens aidés soit l’un des tout premiers ?

 

5) Une objection économique surgit alors immédiatement : tout ceci coûte et, dans un univers de guerre tarifaire, c’est un problème.


C’est en effet un problème. Mais avant même de le creuser, il semble que l’un de nos arguments pour faire valoir notre « vertu » mutualiste est que nous n’avons pas d’actionnaire à rémunérer. Donc, où va cet argent « économisé » ? Ou plus exactement, où devrait-il aller ? À tous ceux que nous sommes supposés aider et ceci sans contrepartie économique. Ou alors je n’ai rien compris à la non-lucrativité que nous revendiquons. Je ne suis évidemment pas le premier à relever cela et des présidents de la FNMF ont ouvert des chantiers sur le dividende social mutualiste et sur le service social rendu. Chantiers avortés. Pourquoi ? Interrogeons-nous collectivement sur ces échecs.


L'une des objections à ces « dividendes » s’appuie sur les contraintes réglementaires qui coûtent à mettre en place (mais elles coûtent aux non mutualistes de la même façon) et surtout sur la nécessité de mettre nos résultats en réserve pour satisfaire aux besoins de couverture de solvabilité. Mais quand la réglementation demande 100, toutes les mutuelles, ou presque, s’enorgueillissent de faire 200 ou 300, voire communiquent sur l’augmentation de ce taux de couverture. À ce stade, l’ACPR (le régulateur de notre profession) est d’un grand secours puisque lui-même ne se contente pas de 100.


Alors que faisons-nous ? Nous lui emboîtons le pas quand notre combat aurait dû être de dénoncer son appétit de sur-couverture, au nom de la défense des intérêts de nos adhérents dont les cotisations, rappelons-le, ont financé l’augmentation de ce taux. Quand on œuvre avec l’argent des adhérents, rendre compte de la bonne utilisation de celui-ci au regard de nos missions n’est pas une option. C’est un devoir.


L’objection suivante au pilotage d’une mutuelle par les valeurs se répartit en deux camps, selon que l’on est gros ou petit.


6) Argument des petits : notre action n’aura que peu d’effet et on en a plus les moyens face à l’augmentation des coûts liés à la multiplication des réglementations.


Il est inutile de rappeler la fable du colibri. S’ils ne les lecteurs connaissent pas, je suis à leur disposition pour en parler et cela nous fera une occasion d’échanger. Sa morale est que l’on n’est jamais trop petit pour donner l’exemple. À ce propos, j’ai vu de toutes petites mutuelles (parce qu’elles sont proches de leurs adhérents) développer des actions utiles, sans mobiliser d’autres moyens significatifs que leur envie d’aider ces derniers. Mais il est vrai que l’envie coûte : des efforts d’écoute, des efforts d’imagination et des efforts de bienveillance. Nos efforts sont-ils toujours à la mesure de nos devoirs vis-à-vis de nos adhérents ?


6 bis) Argument des « gros » : faire vivre la solidarité, la proximité (autre expression à mon sens de la bienveillance) et l’engagement est plus facile dans une petite mutuelle que dans une grosse. Alors pourquoi grossir si cela rend la mission impossible ? Pourquoi expliquer aux petites qu’elles n’ont d’autre solution que d’être absorbées par un gros pour continuer à servir leurs adhérents ?


Quel est cet illusionniste qui affirme qu’il est plus facile d’être mutualiste quand on est petit et démontre simultanément qu’il n’est plus possible d’être petit. Si cela n’est pas la mort du mutualisme, je ne m’y connais pas. La vérité est que les « gros » n’investissent pas dans l’incarnation des valeurs mutualistes à proportion de leur taille. Parce qu’il n’y pas d’économie d’échelle possible dans la solidarité, l’engagement, la démocratie, la proximité. Les valeurs 1) ça coûte 2) ça coûte d’autant plus que le nombre de gens concernés par leur mise en œuvre est plus grand.

 

7) Enfin, dernier argument : le monde a changé et nos valeurs ne parlent plus aux gens.


La démocratie ne parlerait plus aux gens ? Certaines formes de démocraties représentatives confiscatoires de la parole des citoyens ou des adhérents, probablement. Mais d’autres formes sont possibles et souhaitables. La solidarité ne parlerait plus aux gens à cause de la montée de l’individualisme consumériste. Si nous n’avons pour seuls repères que les valeurs marchandes, certes. Mais notre mission n’est-elle pas précisément de démontrer qu’il est possible d’agir autrement ?

J’ai déjà parlé de l'engagement. La proximité ? De quoi parlaient les gilets jaunes, sur les ronds-points, avant que le mouvement ne dégénère etc. ? Bien entendu, tous ces mots et toutes ces valeurs sont aujourd’hui bousculés et questionnés bien au-delà de notre petit monde mutualiste. Allons-nous attendre, bien au chaud derrière les excuses susmentionnes, que l’on nous explique comment contribuer à les faire revivre ou, pire, que l’on nous explique qu’elles n’ont plus besoin de nous pour exister ? Ou allons-nous prendre notre part dans leur revitalisation ?
 

Ne serait-ce pas un beau projet mutualiste que celui-ci ?

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