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07 / 01 / 2020 | 190 vues
Bruno Deporcq / Membre
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Clic-P, une innovation syndicale pour résister aux attaques sur le temps de travail

Dépasser les divisions syndicales pour s’engager ensemble dans le soutien des revendications des salariés : telle est la stratégie adoptée par six syndicats du commerce parisien à partir du mois de mars 2010.


Un ouvrage publié en novembre 2019 aux Éditions Syllepse retrace cette histoire unique et inspirante dans le contexte du clivage entretenu entre réformistes et contestataires.
 

Dans un pays dont l’univers syndical se caractérise par la faiblesse et la division des appareils syndicaux, une pareille innovation mérite qu’on s’y attarde. Il existe bien sûr des intersyndicales, qui se créent le plus souvent à l’occasion de conflits sociaux, mais dont la durée de vie est très brève.

Le Comité de Liaison Intersyndical du Commerce Parisien affiche, dès sa création, son intention de s’inscrire dans la durée :
Notre objectif est de nous battre tous ensemble et en même temps, dans tous les magasins, aussi souvent qu’il le faudra, jusqu’à obtenir gain de cause, annonce son premier tract.
 

En dépit de nombreuses vicissitudes, et le départ de deux de ses organisations fondatrices (FO et CFE-CGC), il a réussi à fonctionner pendant neuf ans déjà et à obtenir de nombreux résultats concrets, ce qui en soi représente un tour de force. Ce faisant, il réalise le souhait exprimé plusieurs fois par les salariés français, à l’occasion d’enquêtes d’opinion, de voir leurs syndicats s’unir pour défendre efficacement leurs intérêts.
 

Le Clic-P est donc un phénomène unique dans notre histoire syndicale, et son originalité ne s’arrête pas à sa longévité : dans un secteur où le taux de syndicalisation est particulièrement faible, et les salariés très dispersés géographiquement, il est parvenu à organiser leur mobilisation et à mener avec succès de nombreuses batailles contre les ouvertures illégales de commerces la nuit et le dimanche.
 

Contrairement à ce qui a plusieurs fois été affirmé à son sujet, il n’est ni une intersyndicale structurée, ni une association, ni même une organisation au sens formel du terme. Il n’a pas de personnalité juridique et ce sont les syndicats qui le composent qui engagent les actions en justice décidées en commun.
 

La seule chose véritablement formalisée, ce sont ses objectifs, exprimés dans une plateforme commune :
 

  • Des salaires qui nous permettent de vivre dignement
  • Pas d’ouvertures avant 8 heures, pas de fermetures après 19h30
  • L’arrêt du développement des ouvertures les dimanches
  • Un repos garanti les jours fériés
  • Le droit pour les salariés à temps partiel qui le veulent
    d’augmenter leurs horaires de travail.
     

En concentrant son action sur ce dénominateur commun, le Clic-P laisse de côté les rivalités et les conflits historiques entre appareils, le traditionnel clivage entre réformistes et contestataires. Son absence de formalisme évite toute remise en cause des appareils syndicaux existants, dont ses composantes continuent de faire partie.

Tensions entre niveau local et niveau national

Malgré cela, ce choix d’une stratégie partagée au niveau du terrain est perçu par certaines fédérations et confédérations comme un acte d’insubordination. De surcroît, les résultats obtenus par le Clic-P sont médiatisés - le titre du livre est emprunté à des articles publiés par Le Parisien, puis par Le Monde fin 2013 - Ils rendent perceptible, par contraste, le faible investissement du niveau national dans la défense des revendications des salariés du commerce. Une série de conflits entre niveau local et niveau national va se dérouler, et aboutir à deux scissions ainsi qu’à deux départs. Le récit de ces confrontations internes, qui pour certaines se sont déroulées dans un véritable climat de violence, en mobilisant une énergie considérable, donne à voir des cultures d’appareils passablement différentes. Les plus centralisatrices et les plus autoritaires ne sont d’ailleurs pas celles que les habituels stéréotypes véhiculés sur nos syndicats nationaux pourraient laisser imaginer.

Les autres enjeux de cet ouvrage sur le Clic-P sont de plusieurs ordres :
 

  • Donner à voir le processus à l’oeuvre, de suppression méthodique des garanties inscrites dans notre législation en matière de temps de travail,
  • Remettre en question le discours dominant, les pseudo-évidences sur lesquelles se fondent les politiques publiques menées depuis les années 80 dans ce domaine,
  • Montrer «  l’ envers du décor », c’est-à dire les conditions de vie au travail, en train de se dégrader très rapidement, qui sont imposées aux employés du commerce,
  • Et enfin s’interroger sur la pertinence du modèle social inhérent à cette évolution, qui nous est présentée comme inéluctable, alors que sa finalité n’est précisément pas celle qui est affichée.


L’ouvrage s’appuie sur une documentation très importante, ainsi que sur les témoignages des salariés du commerce et sur ceux de leurs représentants. Il explore les racines historiques de notre organisation du temps de travail, le combat mené il y a plus d’un siècle par les employés du commerce pour obtenir le principe d’une journée de repos prise en commun.
Il présente également les portraits  - les parcours individuels des fondateurs du Clic-P, dont le récit fournit un aperçu réaliste des relations sociales dans le secteur du commerce.
 

L’actualité de ce livre est d’autant plus sensible qu’un nouveau projet de loi, assez largement passé sous silence compte tenu de notre actualité sociale, est désormais sur le point d’être adopté par voie d’ordonnance.

Il prévoit d’autoriser les commerces alimentaires à ouvrir jusqu’à minuit, en repoussant l’heure légale de 21h à partir de laquelle commence le travail de nuit, ce qui ouvre la possibilité de remettre en cause les compensations accordées au travail au-delà de 21H. S’il est mis en oeuvre, il aura également un effet désastreux sur les commerces alimentaires de proximité indépendants et sur les emplois qui en dépendent.

Sur le fond, est-ce que l’avantage très relatif pour le consommateur de pouvoir faire ses courses la nuit justifie d’aggraver davantage le processus d’exclusion d’une partie de la population ? Sur le processus qui est à l’oeuvre, deux aspects doivent être soulignés :
 

  • L’adoption continue de lois de circonstance, qui régularisent au fur et à mesure les pratiques d’ouvertures illégales des grandes enseignes, interroge l’Etat de droit : l’adoption de nouvelles lois se fonde désormais sur la violation de la loi.
  • Enfin, le recours croissant à la procédure accélérée, ou, en l’occurence, à l’article 49-3 de la Constitution qui autorise le gouvernement à légiférer par ordonnances en faisant l’économie du débat parlementaire, caractérise l’évolution vers un régime autoritaire.
     

Il reste à souhaiter que le lobbying en marche finira par rencontrer une opposition suffisante pour qu’un véritable débat démocratique ait enfin lieu au sujet des temps de repos en commun. Cet enjeu nous concerne tous, non seulement en tant que consommateurs, mais plus encore en tant que citoyens.

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