Participatif
ACCÈS PUBLIC
13 / 12 / 2019 | 4379 vues
Marie-Laure Billotte / Abonné
Articles : 6
Inscrit(e) le 25 / 09 / 2015

La Poste contrainte d’expliquer comment elle réduit le nombre de tournées

Dans le cadre d’un projet de réorganisation d’un site de distribution du courrier à Dombasle (Meurthe-et-Moselle), le cabinet Acante/3E a été mandaté pour réaliser une « expertise de projet important ». Les représentants du personnel du CHSCT désiraient notamment comprendre la manière dont la Poste s’y prend pour passer de la « situation actuelle » à la « situation cible » en termes de postes de travail et les conséquences et risques professionnels qui en découlaient.
 

Depuis plus d’une décennie, la Poste s’est lancée dans une dynamique de réorganisation permanente de la distribution postale. Elle s’est donné comme objectif de réorganiser les plates-formes de distribution tous les deux ans. Ces réorganisations comprennent toujours deux piliers : d’une part, la suppression de tournées de facteurs (environ 10 % à chaque fois) et, d’autre part, la transformation de l’organisation et le métier de facteur (pause le midi, séparation entre le tri et la distribution etc.). 
 

Ces enjeux ont été développés dans une note « Les réorg' chez les facteurs ? » (https://www.groupe3e.fr/).
 

Afin de réduire le nombre de tournées, passant d’une situation X à une situation Y, la Poste utilise un logiciel qui « modélise » la charge de travail, c’est-à-dire qui évalue la force de travail nécessaire pour écouler une quantité d’objets postaux sur un périmètre délimité. Pour ce faire, elle définit théoriquement l’activité de facteur, la découpe en tâches et affecte un temps à chacune. L’ensemble forme abstraitement une tournée de facteur. Le logiciel utilisé (Géoroute) et son fonctionnement sont un enjeu de débat entre les organisations syndicales, les postiers, les cabinets d’expertise et les avocats d’un côté, et les directions locales, régionales et nationales de l’autre. Les premiers reprochent aux seconds d’utiliser un outil mais de refuser d’en expliquer son fonctionnement et ses algorithmes.
 

La dispute a donc pour objet la rationalisation du travail en cours à la Poste, c’est-à-dire la manière dont la Poste calcule les tournées des facteurs à travers un logiciel, dans un contexte où couve chez les facteurs un sentiment de dégradation continue et sans fin de leurs conditions d’exercice de leur activité, précisément à chaque réorganisation des centres de courrier.  
 

Pour « modéliser », l’entreprise postale utilise des « normes et cadences nationales », c’est-à-dire des temps et des vitesses pour chaque tâche du facteur qui ont été préalablement déterminées (ces cadences datent de 1994). Ainsi, le temps pour déposer une lettre lorsque le facteur se situe devant la boite aux lettres correspond à 3,33 centiminutes, soit 2 secondes. D’après ses propres affirmations, la Poste indique ne pas être en mesure d’expliquer la manière dont ont été élaborées ces « normes et cadences » (études réalisées, méthodes utilisées etc.), qui sont pourtant au fondement de la délimitation des tournées.
 

Outre les « normes et cadences », l’utilisation de l’outil reste opaque, autant que les algorithmes déployés et les arbitrages opérés. Par exemple, la Poste a récemment conçu et mis en place la planification de la distribution du courrier en fonction des délais de distribution choisis par l’usager (timbres rouge, vert…). Cela s’appelle la « distribution pilotée ». Le but consiste à réduire le nombre de passages du facteur à un jour sur deux. La Poste refuse d’expliquer comment son outil de modélisation est configuré et les effets sur le temps attribué au facteur pour réaliser leur travail.  
 

Durant son intervention, Acante/3E a cherché à comprendre cette « machinerie ». En l’absence d’un certain nombre d’éléments qui n’ont pas été fournis, le cabinet d’experts et le CHSCT ont décidé d’assigner la Poste en justice, afin d’exiger l’information sollicitée. La situation ne permettait pas à l’expert de rendre un rapport abouti sur les enjeux et conséquences du projet de réorganisation. De leur côté, les élus ne pouvaient pas émettre un avis sur le projet, comme le stipule la législation.  
 

Cette saisine du tribunal de grande instance n’est pas la première. Elle s’inscrit dans une récurrence lorsque la Poste projette de réorganiser un centre de courrier et où un triptyque représentants du personnel / experts / avocats exige une transparence à propos de l’outil de modélisation et des « normes et cadences nationales ». L’insistance d’obtention de ces informations et le souhait de mettre en débat l’outil de modélisation reposent sur un constat : chaque facteur rencontré a le sentiment que l’outil ne prend pas en compte l’ensemble de son activité et que le temps qui lui est affecté est inférieur au temps réel nécessaire pour réaliser la tournée. Si les temps de travail prescrits par l’outil sont irréalisables dans le monde réel, alors des conséquences en découlent telles que l’intensification du rythme et/ou une augmentation du temps de travail. Ces conséquences impliquent à leur tour des risques professionnels : fatigue, usure, accidents, troubles musculosquelettiques et cardiovasculaires.
 

Le 12 novembre, le tribunal de grande instance de Nancy a donné raison au trio CHSCT / experts / avocats et a ordonné à la Poste de fournir les informations nécessaires. L’ordonnance précise qu’il paraît incongru d’appliquer des cadences à des projets de réorganisation, si par ailleurs on indique avoir perdu les documents expliquant la construction desdites cadences. Ainsi :
 

 « La société La Poste indique elle-même, dans ses conclusions écrites soutenues à l’audience, que les normes et cadences ont été établies à partir des données sources (chronométrages de tournées d’agents notamment) recueillies au fil des années 1980 au début des années 2000. Il est donc pour le moins surprenant qu’elles n’aient pas été conservées, alors qu’elles sont la source des études et des normes et cadences respectivement réalisées et adoptées ensuite. En effet, leur caractère relativement récent obligeait la Poste, qui ne précise pas la cause de leur destruction, à les conserver à disposition. En effet, les normes utilisées ne sont pas raisonnablement utilisables s’il est impossible, à un quelconque moment, de les justifier par les mesures qui en sont le fondement.
 

Dans ces conditions, la Poste devra retrouver ces documents et communiquer ces éléments au cabinet ACANTE, sauf à justifier ultérieurement, le cas échéant, devant un juge de l’exécution de l’impossibilité devant laquelle elle se trouve de les produire »[1].

 

En attendant que la Poste fournisse les informations complètes à l’expert et de l’avis régulier du CHSCT, le tribunal de grande instance a suspendu le projet de réorganisation. 

 

[1] Tribunal de Grande Instance de Nancy, ordonnance de référé, 12 novembre 2019, n° RG 19/00336.

Pas encore de commentaires