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10 / 02 / 2012 | 2 vues
Laurent JEANNEAU / Membre
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Vers une remise en cause des moyens d’action du CE ?

À l’occasion de la très médiatisée proposition de loi Perruchot [1] sur le financement des CE (comités d’entreprise), comme bien (trop) souvent, les textes vont bien au-delà de l’objectif premier visé qui était en l’occurrence la transparence dans la gestion des budgets des comités, suite logique à la mise en place de nouvelles obligations comptables pour les syndicats [2].

Pour la petite histoire, la mise en place d’un groupe de travail sur ce thème était réclamée par les organisations syndicales depuis le 7 février 2011, suite à un problème lié à la recodification du Code du Travail (la réécriture du Code a accordé au commissaire aux Comptes chargé de contrôler les ceux de l’entreprise, une mission qu’il n’avait pas de par la loi sur les comptes des CE !). Ce groupe de travail n’a été mis en place que fin 2011… La médiatisation de la gestion « douteuse » de certains très gros CE n’y étant sûrement pas étrangère…

  • Mais intéressons-nous aux éléments de la proposition de loi précitée, qui ne concerne plus seulement les obligations comptables du CE.

Il n’est, tout d’abord, pas anodin de prendre connaissance du communiqué de presse de la CFDT, de la CGC et de la CGT, effectué après audition des organisations syndicales par la commission des affaires sociales, qui précise que :

« La proposition de loi sur « le financement des comités d’entreprises » adoptée par la commis­sion des affaires sociales prévoit des dispositions qui vont très au-delà des principes de transpa­rence et de publicité et modifient les équilibres de fonctionnement tels que résultant du cadre légal pré-existant. Elles remettent en cause l’in­dépendance du CE vis-à-vis de l’employeur et risquent d’instaurer des contentieux juridiques à l’encontre de l’action des CE… La loi ne doit pas réviser de façon limitative la jurisprudence concernant les attri­butions des CE. »

  • Pour rappel, des négociations sont actuellement en cours au niveau national entre partenaires sociaux sur la « modernisation du dialogue social », notamment sur la place accordée à l’information et à la consultation du CE.

Article 6


Or, figure dans cette proposition de loi Perruchot un article (rajouté par la commission) qui « précise » ou « limite » (selon les points de vue) les prérogatives du CE dans son rôle économique et professionnel.

Qu’en est-il exactement des dispositions incriminées risquant de remettre en cause les moyens d’action du CE ?

Il s’agit de l’article 6 (nouveau) adopté en commission des affaires sociales qui dispose qu' : « avant la section 1 du chapitre III du titre II du livre III de la deuxième partie du même code, il est inséré un article L. 2323-0 ainsi rédigé : « Art. L. 2323-0. - Le comité d'entreprise exerce exclusivement les attributions qu'il tient de la loi. »

Pour tenter de clarifier les raisons d’être de ce nouvel article, une lecture des débats à l’Assemblée nationale est instructive pour révéler ce qui apparaît comme une limitation (cf l’emploi de l’adverbe « exclusivement ») du rôle des CE : c’est clairement le pouvoir de « communication » du CE dans le cadre de l’expression de l’intérêt collectif des salariés qui est visé.

Jean Mallot (PS)> « Le passage en force législatif d’aujourd’hui ne peut être regardé que comme une marque de défiance vis-à-vis des partenaires sociaux, pourtant pleinement engagés dans ce travail. Si l’objectif était bien de parvenir à une obligation de certification des comptes, la sagesse aurait été alors de retirer cette proposition de loi et de laisser la concertation aller à son terme. Mais, chers collègues du Nouveau Centre et de l’UMP, vous en avez décidé autrement et, à la lecture du texte issu des travaux en commission, on comprend pourquoi, et là est le cœur du débat : l’objectif n’est manifestement plus uniquement la certification des comptes mais bien, au-delà de cela, de marquer une suspicion vis-à-vis des comités d’entreprise... Le bouquet final, pourrait-on dire, est à l’article 6, qui précise que : « Le comité d’entreprise exerce exclusivement les attributions qu’il tient de la loi. » Ou bien c’est une évidence, auquel cas cet article n’a rien à faire dans la proposition de loi, ou bien vous avez des idées derrière la tête et il serait bon de les expliquer. L’inscription dans le Code du Travail d’une telle précision serait une énigme, sauf si on constate que sa seule utilité serait de pouvoir remettre en cause l’état de la jurisprudence qui, au fil des décennies, a précisé le domaine d’intervention des comités d’entreprise. J’observe que toutes ces innovations qui affectent les comités d’entreprise sont proposées sans même que les partenaires sociaux n’aient été consultés sur leur contenu puisque ceux-ci sont intervenus après les consultations en commission. Monsieur le président Méhaignerie, vous vous en souvenez. Prenant connaissance de ces nouvelles dispositions, la CGT, la CFDT et la CGC ont protesté dans un communiqué commun, le 25 janvier 2012 ».

Réponse de Nicolas Perruchot (Nouveau Centre), rapporteur> « Monsieur Mallot, la formulation peut vous paraître étrange, mais certains comportements, dans les comités d’entreprise que vous avez cités, le sont tout autant. C’est pourquoi nous en arrivons, hélas, à une telle extrémité. L’article 6 ne me paraît pas superfétatoire, car certains comités d’entreprise outrepassent les missions que leur confère le Code du Travail, sans que cela soit explicite. Je rappelle, en effet, qu’aux termes de la loi, les CE remplissent deux missions. La première consiste à gérer les activités sociales et culturelles de l’entreprise au bénéfice, en priorité (et j’insiste sur ce mot) des salariés et de leurs familles, ce qui n’est pas exclusivement le cas, malheureusement, le Code du Travail autorisant, dans la limite de 1 % du budget, l’affectation des reliquats financiers à des actions locales ou régionales de lutte contre l’exclusion ou de réinsertion sociale. Les textes actuels sont donc précis. Le drame, c’est qu’ils ne sont pas respectés. Dès lors, le législateur est fondé à tenter de les améliorer. Par ailleurs, les CE remplissent une mission de consultation et d’information des salariés qu’ils représentent sur la situation économique et sociale de l’entreprise et sur les grandes décisions qui y sont prises. Bien entendu, l’article 6 ne vise pas cette seconde mission. En tout état de cause, les missions des comités d’entreprise ne comprennent pas la participation, même symbolique, à des actions de nature politique ou revendicative, même s’il s’agit de défendre les intérêts des salariés. La défense des intérêts des salariés relève des syndicats. Ainsi, on ne saurait considérer qu’une dénonciation virulente des actions de la direction de l’entreprise relève de l’information ou de la consultation des salariés, a fortiori quand cette dénonciation est effectuée à destination non desdits salariés mais du grand public, dans le cadre de campagnes publicitaires. Ces dérives posent de réelles difficultés. Si les syndicats sont dans leur rôle lorsqu’ils émettent des critiques, y compris de nature politique, ce n’est pas le cas des comités d’entreprise. Nous y voila donc… On aperçoit enfin le but de cet article : limiter les moyens de communication du CE dans son rôle économique en vue d’actions d’informations à destination exclusive des salariés et sans possibilité d’émettre de critiques sur les projets de la direction… »


À l’appui de son argumentation, Nicolas Perruchot cite quelques exemples :

« Or, on a constaté, par exemple, que le comité d’établissement de la SNCF de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur avait apporté une contribution financière à l’opération « Un bateau pour Gaza ». Une telle action n’est en rien conforme aux textes. De même, en février 2011, le comité central d’entreprise de la SNCF et son comité d’établissement fret ont financé, pour un budget de 300 000 euros, une campagne de publicité très violente contre la politique du gouvernement et de l’entreprise en matière de fret. Chacun se souvient de ces panneaux ; l’achat d’espace était facturé, en principe, 1,5 million d’euros. Les partis politiques n’ont plus le droit de mener ce type de campagne, et c’est tant mieux ; en revanche, les comités d’entreprise s’autorisent des actions qui ne sont pas licites. Enfin, la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité, dite « loi NOME », a fait l’objet, elle aussi, d’une campagne d’affichage hostile, d’un coût de 300 000 euros, de la part du comité central d’EDF, et de manifestations soutenues financièrement par la CCAS des IEG. Monsieur Mallot, ces trois exemples (il y en a sans doute d’autres) démontrent à quel point certains CE ont complètement outrepassé leurs missions, en considérant que les actions politiques doivent être financées par l’argent qui revient en principe aux salariés pour les aider à partir en vacances. »
À cela les députés de l’opposition rétorquent >

Roland Muzeau (GDR) > Lorsque le CE de la SNCF a lancé une campagne d’information citoyenne (qu’il préfère, quant à lui, qualifier de publicitaire) sur les conséquences sur l’environnement et l’emploi d’une suppression du fret en France, j’estime qu’il était dans son rôle. Il s’agissait, en effet, de défendre l’emploi à la SNCF en protestant contre la perspective de suppression de milliers de postes.

Ce que dit le Code du Travail

À la lumière des motivations relatives à l’introduction de cette limite apportées aux missions du CE, étudions le droit positif.

Article L.2323-1 du Code du Travail

Le rôle économique du CE ne se résume pas à en faire une chambre d’enregistrement des décisions patronales.

Le comité d'entreprise a pour objet d'assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l'évolution économique et financière de l'entreprise, à l'organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production. Il formule, à son initiative, et examine, à la demande de l'employeur, toute proposition de nature à améliorer les conditions de travail, d'emploi et de formation professionnelle des salariés, leurs conditions de vie dans l'entreprise ainsi que les conditions dans lesquelles ils bénéficient de garanties collectives complémentaires mentionnées à l'article L. 911-2 du code de la Sécurité sociale. Il exerce ses missions sans préjudice des dispositions relatives à l'expression des salariés, aux délégués du personnel et aux délégués syndicaux. Article L2325-43. L'employeur verse au comité d'entreprise une subvention de fonctionnement d'un montant annuel équivalent à 0,2 % de la masse salariale brute.

Depuis 1982, les lois Auroux ont permis aux CE de développer leurs  attributions économiques et professionnelles au sein de l’entreprise, Ainsi, ces derniers jouent un rôle  déterminant dans le processus de décision de l’employeur. En effet, ce dernier ne peut mettre en œuvre un projet important dans son entreprise, ayant des conséquences sur la collectivité salariale, sans avoir préalablement informé et consulté le CE. Il est également tenu d’informer ou de consulter le comité d’entreprise périodiquement sur des données économiques et sociales de l’entreprise.

Le rapport Auroux, à partir duquel les lois portant le même nom ont été rédigées, pointait du doigt le fait que le comité d'entreprise ne disposait pas « d’un budget particulier pour son fonctionnement. (…) Aussi, des difficultés se sont-elles produites pour recruter du personnel, faire appel à des experts ou acquérir du matériel. II apparaît donc nécessaire de le doter d'un minimum de moyens financiers, a fortiori dans la perspective d'un rôle accru de l'institution dans le contrôle de la vie de l'entreprise ».
 

Le rôle économique du CE ne se résume en effet pas à faire du CE une chambre d’enregistrement des décisions patronales mais au contraire à faire de cette institution un réel partenaire du dialogue social, une sorte de « DRH-bis » à travers une procédure légale de consultation et des moyens de peser dans le débat pour permettre une prise en compte du « social » dans le « financier » et l’« économique » qui guident l’action des dirigeants. L’argument avancé par le rapporteur, tiré d’abus de droit de certains CE qui ne seraient pas contestables, ne me semble pas valable car tout membre du comité, y compris le président, peut demander l’annulation d’une délibération qui prévoirait une dépense non imputable sur le budget de fonctionnement. Ce que dit la Cour de Cassation sur l’utilisation du budget dans le cadre de la défense de l’emploi

  • Dans un arrêt du 12 février 2003[3], la Cour de Cassation a affirmé que « la défense de l’emploi relève des attributions du comité d’entreprise dans l’ordre économique ».


Les faits sont éclairants au vu des débats parlementaires : un comité d’établissement avait voté une ligne budgétaire intitulée « défense de l'emploi » sur son budget ASC (activités sociales et culturelles) destinée à financer des encarts dans la grande presse nationale pour inviter les actionnaires à préserver l’emploi. Le lendemain, un syndicat avait diffusé un tract se rapportant bien entendu également à ce même thème de la défense de l’emploi. Chacun est donc bien dans son rôle concernant le contrôle de l’évolution des effectifs avec ses propres moyens d’action…

 

La Cour de Cassation avait par ailleurs admis dans un arrêt du 26 janvier 1999 [4] la possibilité d’utiliser le budget ASC pour accorder une aide exceptionnelle individuelle à des salariés licenciés économiques (frais d’action en justice dans le cadre de la défense de leur emploi) : « l'aide exceptionnelle accordée à d'anciens salariés, licenciés dans le cadre d'un licenciement collectif pour motif économique, à l'effet d'agir en justice pour obtenir le respect des engagements pris par l'employeur dans le plan social, dont le comité d'entreprise avait examiné les dispositions, relève des activités sociales ».  

La Cour de Cassation considère donc que :

  • des actions collectives de communication à l’attention des décideurs sur la préservation de l’emploi bénéficiant à tous les salariés font partie du rôle économique du CE et sont imputables sur le budget dit de fonctionnement ;
  • des aides individuelles exceptionnelles peuvent être imputées sur le budget ASC à l’instar de l’attribution de secours.


Si l’article 6 de la proposition de loi Perruchot venait à être retenu dans le texte final, les juges suprêmes infléchiraient-ils leur position ? Rien n’est moins sûr…
 
Sans aller trop loin sur les conséquences liées à l’éventuelle création de ce nouvel article L.2323-0 du Code du Travail, on peut également s’interroger sur les dispositions conventionnelles qui attribuent des droits à information et/ou consultation non prévues par le Code du Travail : comment interpréter l’adverbe « exclusivement » (le comité d'entreprise exerce exclusivement les attributions qu'il tient de la loi) à la lumière du principe de faveur et de la notion d’ordre public social ?
 
Pour le moment, le texte de la proposition de loi est bloqué au Sénat (en première lecture). À suivre donc avec attention pour tous les élus de CE. 

[1] Proposition de loi déposée par MM. Nicolas Perruchot et Yvan Lachaud, votée en première lecture à l’Assemblée nationale le 26 janvier 2012.
[2] Loi n° 2008-789 du 20 août 2008 et décret n° 2009-1665 du 28 décembre 2009
[3] Cass. Soc., 12 février 2003, n° 00-19341
[4] Cass. Soc., 26 janvier 1999, n° 97-10522

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