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02 / 03 / 2009 | 412 vues
Pierre-Eric Sutter / Membre
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L’homo sociologicus au chevet de l’homo oeconomicus

La crise, de portée financière, économique, écologique et mondiale, est loin de constituer un simple accident de parcours, ensuite duquel il serait possible de revenir au statu quo ante. Nous assistons à l’écroulement de nombre de certitudes qui révèlent les limites du modèle sociétal engendré par le système capitalisme libéral taylorien : l’occident domine le monde, les Etats Unis sont en mesure d’imposer leur volonté sur l’ensemble de la planète, et enfin, la croissance économique, telle qu’elle conditionnait le progrès social tel que celui-ci était compris, va de soi.

Une triple rupture

  • Première rupture : pendant cinq cents ans, l’Occident a dominé le monde par la force que lui assurait sa technologie. Or, cette avance technologique est en train de se résorber, les pays d’Asie comblant leurs retards en la matière.
  • Seconde rupture : la domination exercée par les Etats Unis depuis près de cent ans sur le monde, matériellement et intellectuellement, a été fortement secouée par les crises financières successives, qui a ruiné le crédit des théories de l’Ecole de Chicago, chantre des principes les plus libéraux du modèle de l’homo oeconomicus.
  • Troisième rupture : La croissance économique, enfin, semblait aller de soi depuis les années cinquante. Avec elle, l’augmentation régulière du pouvoir d’achat, constituait la mesure du progrès social. Le rythme de la croissance s’est toutefois progressivement ralentie en Europe, le chômage s’est imposé comme une réalité durable, la progression, voire le seul maintien du pouvoir d’achat a cessé d’aller de soi. La récession actuelle intervient ainsi au terme d’un lent processus de remise en cause de l’optimisme des « Trente Glorieuses ».

Il est désormais quasi certain que l’on ne reviendra jamais au statu quo ante. Nous assistons à un véritable changement de paradigmes qui redistribue les cartes des zones d’influence socio-économiques, ce qui nous conduit irrémédiablement vers un monde différent de celui que nous avons connu depuis cinq cents, cent ou même cinquante ans. Le mythe de l’homo oeconomicus du « toujours plus, toujours plus vite », semble-t-il, a vécu.

Vers une nouvelle redistribution des cartes et vers de nouveaux paradigmes

Une nouvelle division du travail s’imposera peu à peu à l’échelle mondiale, chaque région, chaque pays, s’efforçant de réussir dans les activités vers lesquelles le poussent ses ressources naturelles ou les talents de sa population, tels qu’ils résultent de son histoire et de sa culture. Bien entendu, ce mouvement n’ira pas sans résistances, des rentes de situation  injustifiées chercheront à se maintenir derrière des barrières protectrices. Ce bouleversement de l’ordre économique et social institué au lendemain de la deuxième guerre mondiale débouchera probablement sur des changements insoupçonnés, qui toucheront nos certitudes, nos croyances, les intérêts en présence et la hiérarchie des pouvoirs. Certains y gagneront, d’autres y perdront ; certains vivront cette évolution comme une catastrophe, d’autres comme une chance de se faire entendre. 

Ces changements alimenteront par ailleurs une intense activité intellectuelle ; il s’agira en effet d’interpréter les réalités nouvelles et de revisiter les croyances et l’expérience historique sur lesquelles se fondent les sociétés amenées à la fois à perdurer et à se côtoyer. Dans cette perspective, les principes fondateurs de la civilisation occidentale devront apprendre à coexister avec ceux qui animent d’autres civilisations ou d’autres foyers de peuplement décidés à maintenir l’identité qui leur est propre. 

Dépasser la crise grâce aux paradigmes de l’homo sociologicus

La remise en cause des mythes fondateurs occidentaux tels qu’ils ont été formulés au XIXème siècle conduit évidemment à se poser la question de ce que seront les paradigmes dominants après la crise au sein des entreprises. A quoi est-il désormais possible de croire si ce n’est plus aux bienfaits du libre marché, de la construction d’une société socialiste et du progrès économique et social en continu ?  Quelle rationalité proposer pour fonder l’action et même la finalité des entreprises ? 

Désormais pour mobiliser les hommes vers l’atteinte des objectifs de l’entreprise, il est devenu vain de construire les discours et les actes sur la rationalité et les valeurs inhérentes au modèle de l’homo oeconomicus, dont la crise actuelle montre les limites. Rappelons que les économistes du courant néoclassique avaient défini le comportement rationnel à l’aune du concept de maximisation : parmi toutes les possibilités qui se présentent à lui, l’homo œconomicus choisit celle qui lui paraît la plus profitable, parce qu’elle maximise ses gains et minimise ses coûts. Certes, lorsque le monde présentait une situation stable faite de certitudes dont celle du progrès continu, ce modèle a pu fonctionner, mais avec nombre de dysfonctionnements collatéraux, particulièrement vis-à-vis de la planète. 

  • Toutefois, il n’a pas fallu attendre cette crise et même les précédentes pour découvrir les limites de la théorie de la maximisation. Bien avant que la crise viennent les confirmer dans leur théorie, les tenants de l’école de pensée dite de la « rationalité limitée » avaient dénoncés, dès les années 1950, l’étroitesse de vue du modèle néoclassique : en situation d’incertitude, aucun critère de rationalité ne peut s’imposer par rapport aux autres, comme le monde d’aujourd’hui nous le rappelle avec force et vigueur. Et encore plus tôt, à l’aube du XXème siècle, Max Weber et les sociologues avaient élargi la vision de la rationalité en envisageant l’action adaptée à des valeurs et non à des fins, à l’aide du concept de « Wertrationell » (rationnel par rapport aux valeurs). Ainsi, l’action de Mère Térésa ou de l’Abbé Pierre est Wertrationell et non soumise à une quelconque maximisation de richesses.  Car il est des gains qui valent plus que de l’argent, y compris dans le monde des entreprises : la création d’un lien social chaleureux entre salariés, l’acte désintéressé vers autrui ou vers l’organisation, comme par exemple la résolution spontanée d’un aléa de production qui ne sera ni visible ni reconnu par personne mais qui renforce l’identité professionnelle et les valeurs de son acteur. 

Quand la rationalité d’action dépend des caractéristiques sociales de l’acteur ou des valeurs auxquelles il croit, le modèle de l’homo sociologicus devient alors parfaitement pertinent pour l’entreprise. Car sans valeurs, il ne peut y avoir de sens donné à l’action et donc d’engagement des salariés dans l’action. Il est urgent que dirigeants et managers l’intègrent dans leur gouvernance s’ils tiennent à l’engagement de leurs salariés. C’est moins par le soutien financier de leurs banques (quand elles existent encore…) que par la richesse des interactions entre salariés que les entreprises pourront se sortir de la crise : trouver des solutions pour d’abord assurer leur survie, innover pour ensuite créer de la valeur.

Sans un minimum de congruence entre les valeurs prônées par l’entreprise et celles des salariés, il est toutefois à craindre que ces interactions soient fortement compromises. Les entreprises qui auront fait l’impasse sur la prise en compte des valeurs de leurs salariés, ou pire celles qui les bafouent, ont du mouron à se faire. Car la mise en œuvre de valeurs partagées  - donc mobilisatrices - est un long processus qui ne peut s’improviser en quelques mois par l’entremise de consultants-experts, aussi brillants soient-ils. Comme quoi, sans mauvais jeu de mots, il ne peut y avoir de création de « valeur » sans « valeurs » partagées : dorénavant, ce sera plus souvent le partage qui créera la richesse que l’inverse. La création de valeur économique des entreprises n’aura jamais été autant dépendante de la création de valeur sociale de leurs salariés qu’en ces moments de crise.

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