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05 / 12 / 2019 | 113 vues
Eugénie Arnaud / Membre
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À la recherche d'une génération sociale

Existe-t-il une « génération sociale » ? Le projet « Social demain », porté par Denis Maillard et Philippe Campinchi (Temps commun), a pour ambition d’identifier chaque année, au sein de la génération des 18-34 ans, une promotion d’une cinquantaine de personnes à même de prendre le social en charge dans les années à venir.
 

Lancé au printemps 2019 par le cabinet Temps commun [1], le programme Celles et ceux qui feront le social demain – plus sobrement intitulé Social demain – a pour ambition d’identifier chaque année, au sein de la génération des 18-34 ans, une promotion d’une cinquantaine de personnes à même de prendre le social en charge dans les années à venir. 

 

L’objectif de ce programme est de proposer aux candidats retenus de réfléchir ensemble, durant six mois, à la permanence et aux mutations de la question sociale afin qu’émergent, de cette formation par les pairs générationnels, des individus aptes à questionner le social établi et à participer de sa réinvention. 
 

Quels sont traits caractéristiques de la génération sociale à laquelle il s’adresse (saisie à la fois par un sondage exclusif de l’Ifop et par l’ensemble des dossiers et entretiens avec les potentiels candidats) ?
 

I - Social demain, un dispositif inédit
 

Social demain trouve son origine dans le constat de l’état actuel des relations sociales en France à partir de la pratique d’observation et d’intervention de Temps commun et de ses partenaires, mais aussi de sa réflexion sur l’actualité, notamment à la suite du mouvement des « gilets jaunes » fin 2018.
 

Malaise dans le dialogue social 
 

Le social, qu’il s’agisse des relations sociales ou du dialogue social formel dans les entreprises, semble marquer le pas malgré des tentatives de redynamisation ces dernières années. Après la réforme profonde de 2008, on peut songer aux ordonnances de 2017 relatives à la nouvelle organisation du dialogue social mais aussi à la loi sur la sécurisation de l’emploi en 2013 en passant par la loi relative au dialogue social et à l’emploi de 2016 ou la fameuse loi Travail dite de renforcement du dialogue social. Cette difficulté se lit à travers la création des CSE, par exemple, qui ne paraissent pas s’accompagner d’un renouvellement générationnel, même si l’on constate qu’une plus forte proportion de femmes accède à cette nouvelle instance. Parallèlement, les DRH indiquent que le poste « relations sociales » dans leurs équipes n’est plus aussi prisé ou correspond de moins en moins à la voie royale menant à la fonction de DRH. Les jeunes pousses de la filière RH préfèrent désormais le « talent management » aux négociations – souvent très formelles – avec les partenaires sociaux.
 

Métamorphose du social
 

Ce malaise dans le dialogue social s’accompagne d’une autre transformation : en 2019, le « social » ne réside plus seulement dans les lieux et les institutions qui en détenaient le monopole, notamment l’entreprise, la négociation, le dialogue social, le paritarisme, le CESE, etc. Il s’étend désormais à d’autres secteurs de la société et intéresse de nouveaux acteurs.


C’est l’une des leçons du mouvement des « gilets jaunes » : ce n’est pas tant le partage de la valeur dans les lieux de production (les entreprises) qui s’est trouvé questionné que l’ensemble des difficultés que les Français rencontrent pour vivre une fois qu’ils ont perçu leurs revenus : le logement, la mobilité, l’atomisation sociale et spatiale avec notamment ces problématiques des mères isolées ou des retraités dont la pension est faible. Comment est-il possible de travailler dans des métropoles attirant la majorité des emplois tout en en étant contraint de se loger de plus en plus loin des centres urbains ? Cette question immédiatement sociale a été posée à l’État ; elle est en réalité adressée aux acteurs du social, sans que ceux qui la posent aient les moyens de la formuler totalement et que ceux à qui elle est destinée ne s’en emparent vigoureusement. Le social s’installe donc hors les murs et se redéfinit par la même occasion.
 

Un social hors les murs
 

Dans le monde du travail, qu’il s’agisse de ses acteurs, de ses intervenants, de ses observateurs ou de ses analystes, le mot « social » recouvrait jusqu’à peu une réalité bien définie ; réalité encadrée ensuite par une série de négociations obligatoires : l’emploi et les salaires, la sécurité et les conditions de travail, la retraite mais aussi la santé collective et la prévoyance. Tout ceci correspond peu ou prou aux risques identifiés au XXe siècle et assurés par les cotisations prélevées sur le salaire. À partir des années 1980, d’autres problématiques – d’abord qualifiées de sociétales – sont venues peu à peu enrichir le cadre traditionnel offrant ainsi une continuité entre identité personnelle et identité professionnelle : la diversité, l’égalité femmes-hommes, la qualité de vie au travail par exemple. Ce sociétal a été rapidement baptisé social et une large place a été accordée à la réduction des inégalités de traitement (discriminations) au sein des entreprises. Aussi essentielles que soient la réduction des inégalités individuelles et les aspirations à la reconnaissance des identités personnelles, la question des inégalités matérielles reste entière tant les transformations de l’économie de services et numérique reconfigurent l’ensemble du monde du travail.
 

C’est précisément dans cette reconfiguration que le social déborde de ses lieux habituels et se fixe sur d’autres objets comme le logement ou l’insertion, la protection sociale et l’accès aux droits, l’autonomie ou la dignité… Le projet Social demain se concentre sur ce social-là pour lui redonner sa force d’origine : tout ce qui entoure le travail et son management (donc ce fameux sociétal également), mais aussi l’emploi, l’insertion et la protection.
 

Un social aux significations variées
 

Comme on le voit, Social demain laisse volontairement de côté l’action sociale ou la solidarité, la santé publique et l’écologie. Ce dernier point est important car le mot « social » a pris pour les jeunes générations une connotation particulière qui le relie à tout ce qui est solidaire ou collectif. C’est ce que montre le sondage réalisé par l’Ifop auprès des 18-34 ans pour cette première édition de Social demain [2] : parmi les notions les plus facilement et spontanément associées au mot « social », on retrouve largement en tête la solidarité et le collectif.

Se dessinent ainsi plusieurs familles de significations liées au social où dominent celles qui donnent à ce mot une signification très large :
 

  • la solidarité (aide, partage, générosité, etc.) : 46 %
  • le collectif (société, dialogue, égalité, etc.) : 33 %
  • la protection (justice, progrès) : 9 %
  • le conflit (grève, lutte, etc.) : 8 %
  • le travail (salaire) : 4 %
     

L’hypothèse d’origine de Social demain était que le social avait du mal à se dire explicitement et revêtait des significations larges parce que la question écologique et environnementale écrasait les autres dimensions matérielles dans la conscience des individus principalement chez les jeunes générations. À titre d’exemple, Antoine Vaccaro, l’un des grands spécialistes de la philanthropie en France, remarquait il y a peu [3] que le combat environnemental enregistre actuellement une surperformance au détriment de certaines causes nationales (pauvreté, aide aux migrants, accès aux soins, etc.). Ainsi, la nouvelle génération prendrait plus spontanément en compte la question environnementale et son urgence que la question sociale et son histoire.

Le sondage de l’Ifop relativise toutefois cette idée puisque parmi les événements sociaux de l’année écoulée, les deux qui dominent largement la conscience des personnes interrogées sont deux conflits ne portant pas directement sur l’urgence climatique : le mouvement des « gilets jaunes » (54 %) et la grève des services d’urgence (12 %).
 

Par ailleurs, si l’on fait le total des événements à connotation écologique (manifestations lycéennes, mouvement Extinction Rebellion, décrochage des portraits du président de la République), on n’atteint que 11 % des mentions, soit moins que les deux premières. 
 

Le prisme générationnel
 

L’ensemble de ces analyses sur l’état du social a amené Temps commun à imaginer un dispositif susceptible d’intéresser une nouvelle génération à la persistance de la question sociale tout en tenant compte de la réalité de ses aspirations et de ce social hors les murs. Plusieurs raisons expliquent le choix d’une limite d’âge imposée à trente-cinq ans. 
 

En premier lieu, les frontières de la jeunesse ne cessent de se redéfinir. Comme l’explique le sociologue Jean Viard dans son dernier essai, Un nouvel âge jeune [4],, « la jeunesse est une catégorie sociale et politique construite peu à peu dans l’après-guerre. 1968 fut son triomphe. Aujourd’hui, en France, on peut dire qu’on a ajouté dix ans à l’âge jeune en cinquante ans ». Débutant plus tôt et finissant plus tard, la jeunesse prendrait fin avec l’arrivée du premier enfant à trente ans et deux mois actuellement. Les études statistiques retiennent donc la catégorie 18-34 ans pour identifier la jeunesse au sens large. Social demain s’est calé sur ces bornes. Mais cela d’autant plus facilement qu’au sein du champ social traditionnel (dans l’entreprise), trente-cinq ans est un âge où les individus apparaissent malheureusement encore comme des juniors, alors même que ces juniors ont commencé à construire et assumer leur vie d’adultes (engagements citoyens et politiques, emploi, famille, logement, etc.). Cette limite d’âge paraissait donc relativement transgressive : elle permettait ainsi de forcer les interlocuteurs de Social demain à réfléchir autrement dans le but d’identifier autour d’eux les nouveaux arrivés dans le champ des relations sociales.

Comme nous le verrons plus loin, une grande majorité des personnes qui ont pu être identifiées au cours des derniers mois – indépendamment de l’éligibilité de leur candidature – avait moins de trente ans. Preuve s’il en est que le pari sur la jeune génération était non seulement tenable mais aussi que cette limite d’âge (trente-cinq ans) devra sans doute être réinterrogée dans les années suivantes.
 

Quant à la promotion des « 50 qui feront le social demain », sa moyenne d’âge est de trente ans et trois mois ; ce qui correspond – à un mois près – à la fin de ce nouvel âge jeune dont parle Jean Viard. 
 

Valorisation, formation, innovation
 

Les organisateurs de Social demain et leurs partenaires s’inscrivent dans la tradition du dialogue et du compromis social. Pour autant, Social demain ne cherche pas à qualifier ou à orienter le futur des relations sociales. Il s’agit plus sobrement d’y intéresser de nouveaux acteurs qui n’en ont ni la mémoire, ni l’expérience, ni les usages.
 

Le programme vise donc à identifier une nouvelle génération sociale sans préjuger de ce qu’elle doit être, de ce qu’elle va imaginer ou créer ensuite. Puis de lui permettre, à partir de réflexions communes et de rencontres, d’élaborer un « rapport d’étonnement social » adressé aux générations précédentes. Il s’agit donc d’une démarche d’innovation et de formation par les pairs générationnels.
 

En cela, le dispositif Social demain a connu une inflexion depuis sa création. À l’origine, en effet, le projet était strictement éditorial : identifier et révéler médiatiquement celles et ceux qui aspirent à devenir des futurs leaders du social ou qui en ont l’étoffe. La recherche de tels profils a amené les organisateurs à infléchir cette ambition de deux manières : 
 

  • D’une part, les contacts avec les personnes repérées ont rapidement révélé une très forte attente de rencontres et de réflexions de leur part : être distingué n’était acceptable que si cette valorisation médiatique débouchait ensuite sur une réalisation en commun. Ce qui était une fin en soi est ainsi devenu peu à peu un simple prélude ; de passifs, les potentiels lauréats devenaient donc actifs et devaient pour l’occasion faire un acte de candidature en renseignant un dossier examiné par un jury de personnalités du social.
  • D’autre part, cette réflexion en commun n’avait de sens et n’était profitable à tous que si elle s’éloignait des standards des programmes de type young leaders. Ceux-ci, en effet, mettent surtout l’accent sur la possibilité de rencontres avec des leaders installés ou prestigieux dans une perspective de promotion sociale et de développement d’un réseau personnel. Or, de nombreux lauréats regrettent généralement la moindre valorisation des interactions entre eux. C’est précisément ce que Social demain souhaite mettre à l’honneur : la richesse des rencontres entre lauréats.
     

Au-delà d’une appartenance commune à une même génération, ceux-ci partagent surtout le fait d’appréhender un même objet – le social – à partir d’expériences, d’horizons, de parcours et d’aspirations diverses. Durant six mois, chaque membre de la promotion aura donc la possibilité de rejoindre des ateliers spécifiques conçus comme des « groupes friction » permettant à ces jeunes de se connaître, d’apprendre et de réfléchir ensemble. C’est cela qui reste en mémoire et qui est fécond (même si des rencontres avec des personnalités du social sont aussi au programme). Au-delà des aspects de formation par les pairs générationnels, ce programme vise ainsi à faire converger des parallèles permettant l’innovation sociale. 

 

Autoriser la transmission
 

Le social est sorti de ses institutions et de ses lieux traditionnels. Ce glissement permet à de nouveaux entrants et de nouveaux acteurs de s’y intéresser pour y bâtir des compromis nouveaux. L’avenir du social de demain passe par la capacité de leaders installés à aider ces rencontres.
 

En 2015, jugeant que « toute l’économie digitale est créée par des moins de trente-cinq ans », le PDG d’Accor Hotels avait annoncé la création d’un shadow comex, « double de (son) comité exécutif », composé « de douze hommes et femmes de moins de trente-cinq ans » : « Nous ne déciderons effectivement que plusieurs jours après avoir eu connaissance de leur décision. » Le programme Social demain est loin de ce type d’expériences et n’a pas vocation à se mettre à l’école de la jeunesse. Pas de jeunisme donc, mais la volonté de permettre à une partie de la génération des moins de trente-cinq ans d’exprimer sa vision du social, ses aspirations et de les confronter au social installé et à son histoire, sa viscosité ou sa congruence.
 

Permettre l’expression et l’innovation, ce n’est donc pas faire table rase du passé mais le questionner. Et permettre, par la même occasion, les écarts de conduite et les solutions neuves qu’induit toute transmission. La jeunesse n’arrive pas dans un monde qui commence avec elle, a fortiori en matière sociale ; un domaine dominé par des habitudes et des règles, notamment juridiques, qui contraignent l’action. C’est là où le partage d’expériences et l’autorisation à se questionner seront à la fois source de transmission et d’innovation.
 

II - Identifier cinquante personnalités d'avenir : portrait d'une génération sociale
 

La mise en place du dispositif Social demain a permis de s’adresser à plusieurs centaines de personnes potentiellement éligibles ou simplement intéressées par cette démarche d’interrogation du social.
 

Au moment où la communication sur le projet a débuté (septembre 2019), Temps commun avait déjà repéré plus de quatre cents profils susceptibles d’être retenus auxquels a été envoyé un message d’information. La visibilité et l’information diffusée de leurs côtés par les partenaires du projet a permis d’enregistrer jusqu’au 31 octobre (date limite des candidatures) plusieurs centaines de connexions sur le site.
 

Finalement, ce sont 423 dossiers qui ont été ouverts par de potentiels candidats :
 

  • 201 d’entre eux ne sont pas allés jusqu’au bout de leur candidature pour des raisons qui leur appartiennent ;
  • 14 ont mal renseigné leur date de naissance et apparaissaient à l’examen avoir dépassé la limite des trente-cinq ans ;
  • 101 n’ont pas été retenus, leur candidature étant trop éloignée de ce qui était recherché (hors sujet, demande de bourses ou d’emploi, etc.) ;
  • 107 dossiers ont été examinés par le jury qui a retenu 50 personnes (26 femmes et 24 hommes).
     

Où trouver ces jeunes pousses ?
 

Si le social est désormais hors les murs, il fallait donc aller à sa rencontre en dehors des appareils et des réseaux constitués ; s’adresser aux individus et aux collectifs qui déploient leurs initiatives aux marges du social installé mais sans passer à côté ni décourager ceux qui s’inscrivent dans les cadres habituels et les font évoluer.
 

L’approche par la presse en ligne, qui relate des initiatives ou des luttes, et par les réseaux sociaux (LinkedIn, Facebook et Twitter), qui font émerger l’expression directe, est apparue comme idéale pour identifier et contacter facilement les candidats potentiels.
 

Évidemment, nul n’a la prétention d’avoir identifié tous celles et ceux qui avaient vocation à rejoindre cette première promotion. Pour preuve, seulement un peu plus de quatre cents personnes ont répondu à l’appel. Parmi ceux-ci, les entrepreneurs ont été les plus facilement identifiables, sans doute en raison de la visibilité que le développement de leurs activités requiert. En revanche, les syndicalistes semblent avoir peu investi les réseaux sociaux ou n’en partagent que très modérément les codes : présents sur Facebook ou Twitter, ils y sont surtout à titre collectif (un syndicat d’entreprise, une union départementale ou régionale, une fédération : ce sont des comptes officiels) ; peu présents sur LinkedIn (réseau professionnel choyé majoritairement par les diplômés du supérieur), ils ne renseignent que peu leurs profils. Ainsi, en saisissant sur LinkedIn le nom seul de certains syndicats, on constate sur les cent premières pages contenant des profils individuels que 32 % des profils CGT, 18 % des profils CGT-FO contre 15 % des profils CFDT ou 9 % des profils CFE-CGC ou solidaires ne mettent pas de photos et ne complètent pas leur description professionnelle.
 

Finalement, parmi les dix catégories dans lesquelles il était possible de déposer sa candidature, quasiment toutes ont été concernées. On note également une bonne proportion de représentants (syndicalistes ou membres de collectifs militants) : 16 %.  
 

  • Associatifs :            10 personnes soit :          20 %
  • Représentants :     8 personnes soit :              16 %
  • Entrepreneurs :     7 personnes soit :              14 %
  • Employeurs :           7 personnes soit :            14 %
  • Intermédiaires :     6 personnes soit :              12 %
  • Intellectuels :          5 personnes soit :              10 %
  • Politiques :              3 personnes soit :             6 %
  • Personnalités :        2 personnes soit :              4 %
  • Institutionnels :       1 personne soit :               2 %
  • Autres :                    1 personne soit :              2 %

 

Ces catégories n’étaient pas seulement présentes pour permettre une diversité de profils et des candidats. Elles reflètent cette nouvelle vision du social que la promotion devra prendre à bras-le-corps. Ceci est d’autant plus important que le sondage de l’Ifop fait apparaître une vision de la société où les corps intermédiaires peinent à être au rendez-vous des enjeux sociaux. 


La vision du social de la génération 18-34 ans est faite d’un face-à-face entre les individus et l’État à peine troublé par l’existence d’acteurs de la société civile. 
 

Être délégué de classe : un facteur d’engagement
 

Au cours des entretiens qui ont servi à solliciter, à informer ou à orienter les potentiels candidats vers Social demain, la proportion de personnes faisant état d’une expérience de délégué de classe a été particulièrement importante. Au point de demander à l’Ifop de tester auprès de la génération des 18-34 ans cet item (« Avez-vous déjà été délégué de classe ? ») afin de disposer d’un point de comparaison entre la promotion et l’ensemble de la cohorte en France.
 

Les résultats sont éloquents : alors que seulement 37 % des 18-34 ans ont déjà été délégués de classe, cette proportion monte à 52 % chez ceux qui sont membres d’une association dans la même génération. L’expérience de délégué de classe prédispose donc à un engagement ultérieur dans la société ou révèle une appétence pour un type d’engagement au service des autres.
 

S’agissant de Social demain, la proportion de candidats ayant fait l’expérience d’être délégué de classe est de 63 % et passe à 65 % pour les cinquante lauréats de la promotion (contre seulement 37 % dans cette classe d’âge).
 

Cette remarque vise à souligner, comme d’autres ont pu le remarquer avant, que cette expérience scolaire relativement simple de délégué de classe revêt pourtant une fonction de sas démocratique vers des engagements ultérieurs : initiation à la vie politique (à travers les campagnes et les élections), l’expérience de délégué de classe gagnerait donc à être valorisée tout au long de la scolarité et ouverte au plus grand nombre tant elle semble prédisposer ensuite au déploiement d’une énergie sociale au sens large.
 

Parmi les types d’engagements qui reviennent assez régulièrement dans les dossiers de candidatures, on note aussi la récurrence de deux activités notables : le scoutisme (deux candidats parmi les cinquante retenus ont eu des responsabilités importantes dans le mouvement scout) et les services civiques qui sont en passe de devenir là aussi de véritable sas d’engagement. 
 

Un social féminisé

 

Sur les 423 dossiers ouverts sur le site, on note une proportion de 60 % de femmes. Ce rapport n’est pas particulièrement surprenant puisque le social, au sens large (la solidarité mais aussi le soin et le prendre soin), est traditionnellement un secteur fortement féminisé. Mais il correspond aussi à ce que l’on constate dans la société concernant le regard que portent les jeunes femmes sur le monde social.
 

À titre d’exemple, plusieurs romans sont venus ces dernières années raconter le social du point de vue d’une expérience féminine sous forme de récit d’initiation. Citons les ouvrages de Marion Messina avec Faux départ[5], d’Emmanuelle Richard, Désintégration[6] ou encore de Léa Frédéval, Les Affamés[7]Elles racontent toutes les trois le même type d’expérience d’entrée dans la vie adulte : les cours, les stages et les petits boulots mal payés symboles de la jeunesse et surtout de ces filles diplômées qui vivent la même précarité. Tout comme le dernier roman d’Emma Becker, La Maison[8], révélateur de ces jeunes filles qui basculent dans la prostitution pour payer les factures. Pensons aussi à Écosystème de Rachel Vanier[9], livre sur les mirages de la start-up nation du point de vue du sort que celle-ci réserve aux femmes.


Concernant Social demain, le fait notable, qui ne s’écarte pas pour autant de ce qui peut être observé ailleurs, est la difficulté ou, pour dire le mieux, la méticulosité qu’observent les femmes pour parvenir au bout de leur candidature : à quelques jours de la date limite de dépôt des dossiers, elles n’étaient que 40 % à avoir fait complètement acte de candidature pour 60 % de femmes ayant ouvert un dossier. On retrouve là les caractéristiques de genre liées à ce type d’exercice d’autopromotion : sentiment d’imposture, illégitimité, prudence et souci de bien faire (dossier soigné, repris plusieurs fois…). D’une manière générale, les dossiers, quelle que soit l’identité du candidat, ont été remplis avec soin et minutie.
 

En fin de compte, Social demain a reçu la candidature définitive de 57 femmes et de 50 hommes pour une promotion comprenant 26 femmes et 24 hommes.
 

La création d’entreprise : un engagement
 

Si les entrepreneurs et créateurs d’entreprises ne sont que 14 % à être présents dans la promotion (7 personnes sur 50), ils sont largement plus nombreux à s’être déclarés intéressés et à avoir déposé leur candidature.
 

C’est un autre aspect particulièrement frappant de ce portrait d’une génération sociale : chez les personnes engagées, même les plus militantes ou les plus politiques, la création d’entreprise n’est pas antinomique d’une aspiration sociale. Au contraire, l’entreprise apparaît de plus en plus comme le meilleur vecteur pour concilier engagement, impact social et utilité immédiate de son travail : l’entreprise comme capacité d’être en prise sur une réalité à transformer.
 

Ainsi, si adhérer à une vision du monde à travers un parti ou un syndicat allait de soi il y a une cinquantaine d’années, si créer une association et partir à la recherche de subventions faisait partie de la panoplie du militant il y a trente ans, la création d’entreprise dotée d’une mission sociale puis la recherche d’un modèle d’affaires soutenable semblent être devenues une manière légitime de s’engager et de porter sa cause à l’époque contemporaine. Même parmi des militants aguerris ou intransigeants, on trouve des projets de création d’entreprise. Il ne s’agit certes pas de SARL et bien plus de SCOP mais le but de l’action à travers ce type de création semble être de pouvoir se ménager des débouchés marchands et, partant, un revenu. 
 

Ceux qui ne sont pas là...
 

Social demain est un dispositif annuel, de fait évolutif et dynamique. Cette récurrence permettra, d’une année sur l’autre, d’affiner les méthodes d’identification et de sélection des candidats. L’objectif étant de permettre l’expression d’une véritable diversité dans le champ social. Pour cela, il est nécessaire de dépasser les obstacles sur lesquels cette première édition bute encore, notamment la métropolisation, la fracture du diplôme ou les divergences politiques.
 

La crise des « gilets jaunes » aura eu le mérite de révéler au grand public un aspect de la France, certes connu des spécialistes, mais invisible dans les médias : la divergence entre, d’un côté, les métropoles où se concentrent l’emploi, la croissance, le dynamisme social et culturel et, de l’autre, les périphéries où se retrouvent les classes populaires les moins diplômées, le travail émietté, l’atomisation sociale et spatiale, etc. Pourtant, comme l’a montré en septembre 2018 le rapport de la mission coworking sur l’émergence des tiers-lieux hors des métropoles, il existe sur ces territoires la même soif d’engagement et de solidarité que partout ailleurs ; sans doute a-t-elle plus de difficultés à s’exprimer et à se rendre visible. C’est pourquoi il a été difficile de repérer – et encore plus de faire se porter candidat à Social demain – des moins de trente-cinq ans issus des classes populaires ou des espaces périphériques (seuls 29 % des candidatures exprimées ne viennent pas d’Île-de-France et parmi celles-ci peu ne sont pas issues d’une grande ville…). Ce sera le défi des prochaines éditions.
 

Les raisons qui expliquent cette situation sont de plusieurs ordres. Elles tiennent d’abord à la localisation parisienne des organisateurs et de leurs partenaires. Ensuite, les méthodes de sollicitation à travers les réseaux sociaux favorisent nécessairement un certain type de personnalités sachant tirer profit de ces outils. Mais, plus largement, on enregistre aussi l’évanouissement des écoles de formation traditionnelles et des repérages sur le terrain comme savaient le faire le PCF ou la CGT il y a encore trente ou quarante ans. Il faut noter d’ailleurs que le congrès de la CGT de 2019 est le premier, depuis longtemps, au cours duquel n’émerge pas au moins une personnalité de moins de trente-cinq ans appelée à rejoindre les instances dirigeantes. 
 

Quelques exceptions toutefois sont à noter. L’existence d’une organisation – la Fage – qui apparaît comme l’une des dernières pouponnières de militants venant d’horizons divers. Devenue la première organisation syndicale étudiante ces dernières années, la Fage possède cette particularité de faire émerger en nombre assez important des étudiants des classes populaires, de les former puis de transformer à terme leur engagement étudiant en ferments d’investissement social, syndical et politique. Sa singularité tient aussi au mode d’entrée dans la carrière militante et dans l’organisation : de la fête à la politique. À partir de soirées conviviales destinées aux étudiants, les militants d’associations locales (souvent des associations de filières au sein des universités) repèrent les étudiants les plus dynamiques, les plus ouverts, les plus engagés et leur proposent de s’investir dans l’organisation des prochaines soirées, puis dans la gestion d’une cafétéria ou d’une boutique solidaire, etc. Avant de les inviter à faire acte de candidature dans les instances de la faculté et de les former en conséquence. C’est l’action concrète qui détermine l’engagement et non l’adhésion qui ouvre droit à l’action militante. On retrouve plusieurs anciens de la Fage dans la promotion 2019-2020. 
 

Autre pouponnière à signaler même si son poids dans la promotion est moins important : l’Afev. L’Association de la fondation étudiante pour la ville est une association de lutte contre les inégalités et la relégation qui crée des espaces d’engagement citoyen pour les jeunes en général, et pour les étudiants, notamment du soutien scolaire. C’est pour cette raison que l’AFEV est devenue partenaire de Social demain : afin d’élargir les aires d’identification et entrer en discussion avec des acteurs non traditionnels du social. Ce sera le cas demain également avec des organisations de soutien aux décrocheurs scolaires. 
 

Une crise du militantisme
 

Les modes de socialisation de type Fage ou Afev débouchent rarement sur des actions de rupture ou du militantisme politique radical. Il existe pourtant des organisations qui cultivent ce type de posture au sein du monde social. Elles sont très peu représentées au sein de Social demain. Non pas en raison d’un tropisme réformiste propre au dispositif, mais parce que la crise générale du militantisme amène ces militants à ne pas se confronter pacifiquement ou de manière discursive à ce qui ne leur ressemble pas.
 

En effet, à la différence des militants politiques et syndicaux, jusqu’au milieu des années 1990, qui aimaient se frotter à la controverse et étaient même formés à cela, le travail d’identification dans le cadre de Social demain montre à l’évidence que cette époque est révolue : le peu d’appétit pour le militantisme classique sélectionne, a contrario, dans les organisations militantes des individus sans doute plus rigides ou dotés d’agendas politiques radicaux qui ne cherchent pas à convaincre mais plutôt à frapper les esprits, non pas à discuter mais à plaider… 
 

Pourtant, comme le montre le sondage de l’Ifop, il existe au sein de la classe d’âge 18-34 ans une tentation radicale, certes minoritaire mais pas marginale. Ainsi, près d’un tiers des personnes interrogées estiment efficace de mener des actions de casse et de vandalisme (27 %) ou alors de mettre sa vie en jeu (29 %). 
 

Selon les catégories socioprofessionnelles et les classes d’âge, ces résultats varient : les 18-24 ans sont naturellement plus radicaux que les 25-34 ans puisque 31 % d’entre eux trouvent efficace de mener des actions de casse et de vandalisme. Par ailleurs, les ouvriers sont également plus virulents puisque 35 % d’entre eux estiment efficace de mener des actions de casse et de vandalisme ou de mettre sa vie en jeu. 
 

En termes d’efficacité, « poster des vidéos en ligne » est une action qui recueille l’assentiment majoritaire de cette classe d’âge (58 %), et plus particulièrement de plus jeunes (66 %), sans que l’on sache si elle ressort d’un passage à l’acte radical ou non. Elle accompagne, en revanche, toute forme d’action violente ou transgressive. 
 

Se confronter, c’est se montrer en train d’agir (d’où les vidéos) et non pas tellement chercher à convaincre par la parole. Qui plus est faire acte de candidature pour un dispositif que l’on ne contrôle pas… La peur d’être manipulé, de faire des compromis qui s’apparenteraient à des compromissions, de participer à une opération de social washing ou, plus simplement, à une aimable conversation ne mettant rien en cause du fonctionnement de la société, voilà tous les arguments que nombre de militants nous ont souvent opposés avant de refuser d’être candidats. 
 

Derrière la rigidification militante, que nous avons pu constater au cours de l’identification des profils, se cache une réalité qui, à elle seule, justifie l’existence de Social demain : l’absence de formation politique et d’une culture de la négociation ou du conflit. 
 

C’est bien parce que la culture politique se transmet moins bien qu’il est plus difficile de se confronter, plus ardu d’accepter de distinguer un interlocuteur chez un ennemi, plus compliqué également de reconnaître l’existence d’une zone grise des négociations sous la forme de bilatérales qui ne soient pas forcément des redditions, etc. 
 

La peur de la compromission et le risque d’une perte d’authenticité sont permanents chez les acteurs identifiés tout au long de notre projet. Ce n’est pas le cas – nous pouvons en faire le pari – chez celles et ceux qui composent la promotion. Mais ce sera aussi leur défi dans les années à venir : autant les armer dès aujourd’hui. 

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