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24 / 12 / 2014 | 5 vues
Samuel Gaillard / Membre
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Enjeux des négociations sur la modernisation du dialogue social : une déflagration sans précédent

Dans le cadre des négociations interprofessionnelles en cours sous l’égide du Ministère du Travail, les dernières propositions du MEDEF constituent une véritable révolution du mode de fonctionnement des institutions représentatives du personnel, sans commune mesure avec les entailles déjà profondes du dernier accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier dernier, qui avait abouti à la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013.

Ces propositions, que certaines organisations syndicales seraient prêtes à signer moyennant quelques modifications de façade, entraîneraient une déflagration sans aucun précédent, un retour en arrière phénoménal, un anéantissement pur et simple des institutions représentatives du personnel qui ne seraient plus désormais que des marionnettes. Nul doute que les syndicats subiraient alors le même sort.

  • Ce qui se joue aujourd’hui n'est ni plus ni moins que la capacité des institutions représentatives du personnel à jouer le moindre rôle efficace et utile, celui, il faut le rappeler, de la représentation des intérêts des salariés, conformément à l’article 8 du préambule de la constitution du 27 octobre 1946, aux termes duquel « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ».

Dans un contexte où les juridictions du travail sont engorgées, où bien des salariés doivent attendre 3 à 4 années pour avoir un jugement du Conseil de Prud’hommes en région parisienne et au moins 3 années encore pour obtenir une décision d’appel qui infirmera dans 80 % des cas la décision rendue par le Conseil de Prud’hommes, soit 7 à 8 ans au total ! Dans un contexte où, finalement, les seuls remparts efficaces qui subsistent encore aujourd’hui pour protéger les intérêts des salariés sont les institutions représentatives du personnel.

Dépénalisation du délit d’entrave

Un premier rempart est en voie de céder : celui de la pénalisation du délit d’entrave qui, sous couvert de crainte des investisseurs étrangers (mais qui pourra croire une telle explication ? Très certainement pas les avocats qui ont déjà travaillé dans des cabinets internationaux pour lesquels, jamais, au grand jamais, une telle crainte n’a été exposée) est en voie de céder avec le projet de loi Macron. Désormais, les employeurs pourront tout faire : truquer les élections, insulter les représentants du personnel, les menacer, faire du chantage à l’intéressement aux élections, multiplier refus de consultation sur refus de consultation et il y a de multiples autres exemples. Les quelques amendes civiles ne pourraient certainement avoir le moindre effet dissuasif ou il faudrait alors instaurer la notion de peine civile avec des sanctions pécuniaires très élevées. Mais ce n’est pas le cas.

Simple rôle de « conseil »

Le deuxième (et dernier) rempart (celui de la voie civile) est aujourd’hui en voie de céder dans le cadre des négociations d'ANI actuelle. Selon le texte du MEDEF, il s'agit d’effectuer « un cap décisif [qui] pourra ainsi être franchi, démontrant que le dialogue social est un puissant facteur de modernisation de notre pays ».

De fait, le cap proposé est tellement décisif qu'il n'y aura plus aucun dialogue social ! Le meilleur symbole de ce « cap décisif » est très certainement celui de la nouvelle dénomination du comité d’entreprise qui se voit désormais appelé « conseil d’entreprise ». Tout est dit...

Conformément à l'article 8 du préambule, les instances représentatives du personnel ne permettent plus la « participation » des « travailleurs » à la « détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Elles sont désormais reléguées à un simple rôle de « conseil ». Autant dire, rien ! C’est ainsi que tout l’esprit du préambule de la constitution du 27 octobre 1946 vole en éclats et que l’on assiste à un retour en arrière à la IIIème République. Sous cette question de sémantique, c’est ce dont il s’agit.

De fait, dans le texte du MEDEF, chacune des mesures a été soigneusement pesée et posée ; chacune d’entre elle ne vise qu’à affaiblir et réduire à néant le pouvoir du comité d’entreprise ou (faut-il déjà le dire ?) du conseil d’entreprise. Il convient d’en brosser les plus essentielles, celles qui sautent immédiatement aux yeux.
Rien de nouveau pour les entreprises de 11 à 49 salariés. L’article 2.1.3 indique simplement que le conseil d’entreprise reprend les prérogatives et moyens actuels des délégués du personnel. Pourquoi donc cette volonté de changement de dénomination, si ce n’est pour l’exemple, pour la sémantique ?

  • Pour les entreprises de 50 salariés et plus, c’est l’hallali

Généralités : la fusion des délégués du personnel, des comités d’entreprise et des CHSCT et la mise au chômage programmée de plusieurs milliers de représentants du personnel

D’abord, le texte patronal prévoit une fusion des délégués du personnel, du comité d’entreprise et du CHSCT, dans le cadre d’une institution unique : le conseil d’entreprise
De nombreux représentants du personnel vont ainsi perdre leur mandat et une grande partie d’entre eux, il faut s’y attendre, également leur emploi.

Ils pourront certes solliciter des dommages et intérêts en saisissant le Conseil de Prud’hommes pour arguer du fait que leur licenciement était en lien avec leurs anciennes fonctions de représentants du personnel mais leurs avocats devront d’abord leur apprendre la vertu de la patience.

Puisqu'internet permet aujourd’hui un traçage des activités syndicales des salariés, puisque tous les chasseurs de têtes appellent constamment les anciens employeurs pour obtenir des informations sur les états de service du chômeur, on peut se douter que cela va aboutir à une catastrophe sociale sans précédent, pour plusieurs milliers voire plusieurs dizaines de milliers de représentants du personnel.

  • La disparition du CHSCT, bête noire du patronat, et la fin de l’obligation de santé et de sécurité de résultat

Aux termes du numéro spécial de Liaisons Sociales consacrées à cette institution (juin 2013), « le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail est le premier acteur de la prévention des risques professionnels dans l’entreprise ». C’est bien pour cela qu’il faut l’anéantir !

Pour toutes les entreprises comprises entre 50 et 500 salariés, c’est la disparition pure et simple du CHSCT qui est annoncée… Sauf s’il existe un accord d’établissement ou d’entreprise, dixit benoîtement le texte du MEDEF, c’est-à-dire en termes clairs si l’employeur est d’accord… Autant prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages.

Exit le rapport de 170 pages du Professeur Pierre-Yves Verkindt du 28 février 2014, qui avait mis l’accent sur l’importance prise aujourd’hui par les questions relatives au travail et par la nécessité de bénéficier de représentants du personnels spécialisés dans cette matière.

Faut-il rappeler l’explosion des cas de harcèlements, d'épuisement professionnel, d’astreintes jour et nuit et de sous-traitance ? Faut-il rappeler les problématiques récurrentes de TMS, de produits cancérigènes, d’incendies, de bruits d’agressions physiques, d’accidents de transports, de déménagements effectués pour dégraisser à bon compte les effectifs ?

Le CHSCT existe depuis les amendements Auroux de 1982 (soit depuis 23 ans) et personne n’y a rien trouvé à redire jusqu’à très récemment.

  • Que s’est-il passé qui justifie l’ire du patronat aujourd'hui ?

C’est l’arrêt Snecma du 5 mars 2008, la bête noire des employeurs, qui est à l’origine de la volonté du MEDEF de faire disparaître le CHSCT.

Par cet arrêt, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel le juge pouvait suspendre la mise en œuvre d’une réorganisation lorsqu’elle était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés, obligation dite de résultat. Il s’agit là d’une jurisprudence essentielle qui, pour la première fois, posait le principe selon lequel le pouvoir de direction de l’employeur, jusqu’ici sans aucune limite, était désormais subordonné au principe d’ordre public de la santé et de la sécurité des salariés.

Crime de lèse majesté

Les décisions d’annulation sont en réalité fort rares, mais il est certain que le CHSCT dispose ainsi, par cet arrêt, d’un réel pouvoir de contrainte vis-à-vis des employeurs, afin d'obliger ceux-ci à respecter leurs obligations de santé et de sécurité des salariés qui sont issues du droit européen.

Le droit européen étant apparemment difficile à changer pour le MEDEF et les magistrats de la Chambre Sociale de la Cour de Cassation, il fallait alors supprimer le CHSCT et c’est ce que ce texte vise, d’abord et de manière explicite pour les entreprises de 50 à 500 salariés. Pour les établissements de plus de 500 salariés, c’est une simple commission du conseil d’entreprise qui est prévue par le texte du MEDEF mais qui est cantonnée à un rôle croupion « d’assistance » au conseil d'entreprise.

Au passage, toutes les prérogatives du CHSCT en matière notamment d’enquête et de danger grave et imminent, qui constituent l'un des socles essentiels de contrôle par le CHSCT de l’activité de l’employeur, sont balayées d’un trait de plume. Désormais, en matière de danger grave et imminent, la procédure n’est pas enclenchée d’office au seul constat d’un danger grave et imminent par un membre du CHSCT. Il faut que le conseil entreprise se réunisse et qu’il charge la commission d’effectuer une enquête dans un tel cas. C’est dire l’efficacité d’un tel processus !

  • La fin du principe de séparation entre le budget de fonctionnement et le budget des œuvres sociales du comité d’entreprise

Le principe de séparation entre le budget de fonctionnement du comité d’entreprise (le « 02 »), et le budget de financement des œuvres des activités sociales et culturelles, est également balayé dans le projet du MEDEF.

Le comité d’entreprise a une fonction duale : d’une part, en sa qualité d’institution représentant les salariés, il est représente les intérêts des salariés dans le cadre de ses échanges avec la direction qui peuvent être antagonistes ; d’autre part, il gère ou est censé gérer les « œuvre sociales » à destination des salariés, qui ne vont pas forcément à l'encontre des intérêts de l’employeur et en sont même souvent complémentaires (on pourrait même parler d’avantages en nature).

Compte tenu de ces deux objectifs antagonistes, la stricte séparation entre le budget de fonctionnement et le budget des œuvres sociales est un principe d’ordre public, ainsi que l’a jugé à plusieurs reprises la Cour de cassation.

Les raisons sont simples et évidentes : l’objectif est d’éviter un détournement du budget de fonctionnement du comité qui est au cœur de ses activités de représentation des intérêts des salariés notamment en cas de réorganisation ou de PSE, au profit des œuvres sociales.

  • Compte tenu de la préférence à court terme des salariés pour œuvres sociales et des fréquentes surenchères entre les différentes organisations syndicales sur ce sujet lors des élections pour séduire leur électorat, il ne s’agit pas là d’un simple risque théorique mais d’une profonde menace de nature à remettre en cause le rôle même des institutions représentatives du personnel.


Avec de tels détournements, les différents comités concernés risquent ainsi de ne plus avoir les budgets nécessaires pour, à titre d’exemple non hypothétique par expérience, faire appel à un avocat pour défendre les intérêts des salariés en cas de mise en œuvre d’un plan de sauvegarde de l’emploi, d’un plan de réorganisation, d’une fusion etc.

Avec le texte proposé par le MEDEF, exit donc ce principe de séparation puisque le projet patronal prévoit ainsi qu’à chaque fin d’exercice, le reliquat du budget de fonctionnement peut être transféré sur le budget des ASC et utilisé dans l’année.

  • L’anéantissement complet des prérogatives des IRP en matière de consultation en cas de réorganisation

On assiste là à tout un florilège de propositions visant à revenir sur l’état du droit actuel.

  • D'abord, il n'y aurait d’une part plus de consultation sur un « projet important » dès lors que celui-ci aurait été « envisagé » lors de la consultation annuelle sur les orientations stratégiques de l’entreprise.


Quid du principe jurisprudentiel de l’effet utile d’une consultation qui doit intervenir en temps voulu ? Quid du principe selon lequel les informations données aux instances représentatives du personnel doivent permettre, d’après la jurisprudence, d’avoir « une vision satisfaisante des objectifs poursuivis, des moyens pour y parvenir et des conséquences en termes d’emploi » ?

Tout cela, on l’ignore mais il est certain que si le conseil d’entreprise n’a désormais plus pour vocation d'être consulté sur un projet, dès lors que celui-ci aurait simplement été « envisagé », cela laisse augurer du pire.

  • D’autre part, le texte prévoit le retrait de toute compétence aux institutions représentatives du personnel constituées au niveau de l’établissement «  dès lors que le conseil central aura été consulté sur ce projet » et ce « même si une partie de la mise en œuvre d’un projet relève des pouvoir des chefs d’établissement », ce qui concrètement prive quasiment de tout intérêt le rôle des institutions représentatives du personnel au niveau de l’établissemen.


Mais c’est surtout en matière de réorganisation que les dispositions patronales proposées sont les plus scandaleuses

  • À défaut d'accord, un avis est censé être rendu dans un délai d’un mois, « porté à deux mois en cas d’intervention d’un expert », contre quatre mois aujourd’hui depuis la loi de sécurisation de l’emploi.
  • Le choix de l’expert-comptable ou de l’expert hygiène et sécurité est désormais effectué « d’un commun accord entre l’employeur et les membres élus du conseil, le cas échéant après un appel d’offre », c’est-à-dire en pratique subordonné à la seule volonté de l’employeur. A-t-on jamais vu un manager (par exemple harceleur) décidé d’opter pour un expert amené à questionner ses modalités de management ?

Certes, les textes du MEDEF précisent qu’en cas de désaccord la décision est prise par le président du tribunal de grande instance statuant en urgence. Mais comment cela est-il objectivement envisageable en pratique, compte tenu des délais réels de saisine du juge des référés qui, au moins sur Paris et dans la région parisienne, sont en réalité en pratique d’un mois et demi minimum entre l’assignation (qu’il faut d’abord préparer) et la décision ?

Avec un délai d’avis du conseil d’entreprise réduit à deux mois, autant dire que les jeux seront faits. Le conseil d’entreprise ne sera plus désormais qu’une vague chimère...

  • Un barème forfaitaire des experts comptables (et également apparemment ceux aussi des experts hygiène et sécurité) établi par le conseil de l’ordre des experts-comptables, dont il est nul besoin de préciser que les experts-comptables travaillent majoritairement pour les entreprises.
  • Une prise en charge à hauteur de 20 % par le conseil d‘entreprise sur son budget de fonctionnement (s’il n’a pas tout dépensé l’année précédente pour les ASC). Que se passera-t-il en cas de risque grave, de déménagement ou de plan social, s’il n’y a plus d’argent dans les caisses ?
  • Enfin, un délai de 21 jours pour que l’expert technique puisse remettre son rapport.


Comment imaginer un instant de raison que les institutions représentatives du personnel puissent désormais jouer le moindre rôle ?

Si l’on prend comme hypothèse réelle une fusion entre deux énormes groupes de SSII, qui démarre juste avant les vacances à la fin du mois de juin, les experts devraient ainsi rendre, sur un tel projet d’envergure, qui aurait fait l’objet de plusieurs mois de  préparation entre les deux grands groupes, un rapport en 21 jours à peine ?

Qui oserait dire qu’un travail de qualité puisse être effectué dans de telles conditions ?

Qui oserait sérieusement prétendre que le « conseil d’entreprise », dont les membres seraient partis en vacances pendant tout le mois d’août, serait ainsi en mesure de rendre un « avis éclairé » à la fin du mois d’aout ?


Comment imaginer un seul instant que les magistrats du tribunal de grande instance, saisis à la fin du mois de juillet, seraient en mesure de rendre une décision en un mois à peine avant la fin du mois d’août ?

Faut-il rappeler les dispositions de notre directive européenne 2002/14-CE du 11 mars 2002, aux termes de laquelle l’information doit s’effectuer « à un moment d’une façon et avec un contenu approprié, susceptible notamment de permettre au représentant des travailleurs de procéder à un examen adéquat et de préparer le cas échéant la consultation », qu’elle doit s’effectuer « de façon à permettre au représentant des travailleurs de se réunir avec l’employeur et d’obtenir une réponse motivée à tout avis qu’il pourrait émettre » ?

Faut-il également rappeler les dispositions de  l’article 21 de la charte sociale européenne qui prévoit, dans des termes relativement similaires, « l’exercice effectif du droit des travailleurs à l’information et à la consultation au sein de l’entreprise » ?

On peut supposer que le MEDEF, qui n’est très certainement pas le plus piètre des négociateurs, a sciemment inséré dans son texte certains aspects volontairement provocateurs en espérant que certaines organisations syndicales le ratifieront sous prétexte d’une soi-disante avancée vis-à-vis du texte patronal proposé.

Mais ce jeu de dupes ne trompera personne.
Il ne saurait dans tous les cas tromper les professionnels du droit qui, jour après jour, sont  aujourd’hui déjà confrontés aux difficultés pratiques, notamment en termes de délai de saisine des tribunaux, vis-à-vis de la loi de sécurisation de l’emploi et du décret d’application.

Le texte ainsi proposé par le MEDEF est donc d’une gravité extrême.

Il s’agit d’une violation programmée du fondement même de notre identité telle que résultant  du préambule de la constitution de 1946 et des règles de droit européen les plus essentielles.

Il s’agit simplement de savoir si les institutions représentatives du personnel seront demain cantonnées à une simple chambre d’enregistrement et quelles sont les règles essentielles de notre contrat social.

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