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22 / 03 / 2014 | 3 vues
Sandro De Gasparo / Membre
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Quels enseignements tirer de la situation d’Orange ?

Réagissant à la succession de suicides en 2008-2009 (40 en 24 mois), Orange a mis en place de nombreux dispositifs de prévention, notamment  à travers le renforcement des services de santé et des services sociaux de l’entreprise ou la formation de l’ensemble du management (cf article Médiapart du 18 mars 2014).

Pourtant, l’article souligne le retour de modes de management caractérisés par des mobilités forcées, l’évaluation individuelle des performances, la mise en concurrence des agents etc. d’une certaine manière, comme si rien n’avait changé en fait.

Certes, cette situation légitime qu’on s’interroge sur la pertinence des différents dispositifs de prévention déployés et la manière dont ils sont pratiqués à l’échelle locale par le management et les collectifs de travail. Mais elle invite surtout à interroger le lien santé-travail-performances et la manière dont le management appréhende cette question. 

En effet, la démarche qui a été engagée semble consacrer une dualité entre, d’un côté la mise en place de dispositifs de prévention de la santé et, de l’autre le maintien des mêmes leviers de productivité et de rentabilité, mobilisés sans doute dans des formes moins brutales, plus concertées et accompagnées, afin de mieux tenir compte des effets sur les salariés directement concernés. Mais cela n’assure aucunement de les prévenir.

Une telle démarche renvoie, en termes analytiques, à une conception de la santé comme existant en soi, en dehors de ce qui se joue dans le travail, l’enjeu étant que les conditions de travail n’altèrent pas cette santé préexistante. C’est cette conception qui est mobilisée dans les approches des risques psychosociaux par le stress ou la mise en évidence de facteurs de risque dans le modèle de Karasek ou le rapport Légeron (1) notamment. Dans ce cadre, la prévention cherche à compenser ou contrebalancer la recherche d’efficience sans s’intégrer à celle-ci, c’est-à-dire sans réinterroger le modèle de travail qui la soutient. 

Une autre approche est pourtant possible ; celle qui appréhende la santé comme une ressource à même de se développer par et dans le travail. Considérant que la santé est moins un état qu’un processus qui se déploie à travers ce qu'il se passe dans le travail, elle pose que la santé peut se développer dans l’activité et contribuer à la dynamique des performances économiques. Mais elle implique aussi que la santé puisse se dégrader quand elle n’est pas reconnue comme une ressource. Intimement attachée à cette assertion, il y a l’idée que tout travail engage la subjectivité du salarié (2) et contribue à la construction de la santé mentale (équilibre psychique) en mettant en articulation (en tension) sa capacité à faire face aux situations de travail et sa capacité à se réaliser en tant que personne.

Travailler, c’est toujours s’engager, donner de soi et voir de soi dans la mesure où le travail nous met à l’épreuve du réel (de la capacité à faire) et nous met sous le regard des autres (le chef, le collègue, le client). Le travail est toujours une expérience où il se joue de pouvoir faire quelque chose de ce qui résiste. Dépasser ce qui résiste dans le travail (tenir la qualité, la productivité, l’attention aux autres et aux choses…) nécessite un engagement de soi, de son intelligence au travail, où il s’agit tout autant de bien faire que de nous faire du bien, de réaliser quelque chose et de nous réaliser en tant que personne. C’est bien pourquoi la santé mentale est potentiellement à la fois une ressource pour l’individu et une ressource de performances.

 

Cela revient à poser que les troubles psychosociaux (dont les suicides traduisent les tensions ultimes) renvoient à des pathologies de l’engagement : ils portent atteinte à la construction de la santé : 

  • quand « l’obligation de faire » entre en conflit avec « le pouvoir d’agir » et que ce qui se passe dans le travail n’arrive plus à se régler dans le travail et se retourne contre soi, contre les autres, ou contre les choses ;
  • quand les éléments de reconnaissance générés à l’occasion du travail (sentiment du travail bien fait ; retours des collègues, de la hiérarchie, des clients) entament l’estime de soi ;
  • quand faire son travail conduit à une perte de sens, à des conflits de sens (et de valeurs) au regard de la finalité du travail.

 

De ce point de vue, l’intensification du travail, les réorganisations, les changements de métier, d’affectation, les diverses contraintes de travail rencontrées sont d’autant plus mal ressenties que se perd le sens du travail, de son efficacité et de son utilité, et que l’effort demandé ne vaut plus la peine. Plutôt que d’une exposition, les RPS procèdent d’une implication. Ils témoignent que, si l’enjeu de l’activité est d’arriver à tenir ensemble ce que l’organisation, la gestion, le management séparent, l’empêchement de l’activité met inévitablement la subjectivité à rude épreuve (3). Par subjectivité, il faut comprendre la capacité à se laisser affecter (se sentir concerné) par ce qui se passe et donc à s’impliquer dans l’action. De fait, le statut de la subjectivité est une question essentielle dans cette affaire : la prévention repose sur la capacité de comprendre comment le rapport subjectif au travail entre en résonnance avec le rapport de l’organisation à la subjectivité. 

L’enjeu de la prévention des RPS est de voir clair sur ces raisons, pour ensuite co-construire des dispositifs permettant de relier ce qui est délié (4). Ces dispositifs viseront notamment les stratégies d’écoute, la professionnalisation des métiers, les coopérations horizontales (entre collègues), verticales (ligne hiérarchique) et transversales (avec les autres services internes mais aussi avec les destinataires du service), les retours d’expériences, l’attention aux signaux faibles etc. 

Développer la santé comme ressource interroge ainsi directement le métier de management dans une visée consistant à développer un mode de management par la coopération, où la capacité d’écoute du manager des difficultés de travail et, plus largement, ce qui remonte des salariés quand ils parlent de leur travail, participe pleinement d’une démarche de prévention de la santé et renforce la capacité à dégager des leviers de performances.

Cela suppose : 

  • de pouvoir faire le lien entre ce que racontent les indicateurs de gestion et ce que raconte l’expérience des situations de travail dont le manager a la charge, et de dégager des leviers opérationnels de performances (sur quoi agir pour faire de la productivité, tenir la qualité… sans peser sur la santé) à même de tenir les exigences de résultats de performances à atteindre ;
  • de faire remonter les tensions rencontrées auprès de sa hiérarchie et des autres responsables des unités amont/aval pour en faire quelque chose (prendre des décisions) ;
  • de traduire la stratégie et les exigences émanant de sa hiérarchie en des termes adaptés à son échelle de responsabilité.

Ainsi, moins que la pertinence des dispositifs de prévention initiés et la réalité de leur mise en œuvre, la situation d’Orange conduit plutôt à interroger, d’une part la manière dont l’entreprise appréhende le modèle par lequel santé, subjectivité, travail et performances font système, et d’autre part la doctrine qui équipe la ligne hiérarchique dans son management de et par la ressource. À défaut de cela, deux risques apparaissent : 

  • continuer à penser la prévention en parallèle des logiques de performances ;
  • faire porter aux seuls managers opérationnels le rôle de concilier deux enjeux non articulés, la prévention de la santé et les exigences de performances.

La situation d’Orange n’est pas isolée. Beaucoup d’entreprises privées et publiques ont engagé des plans de prévention et constatent dans le même temps que les situations de souffrance, de mal-être perdurent. Les entreprises sont nombreuses aujourd’hui où le management a le sentiment de ne s’être jamais autant porté à l’écoute des salariés et ceux-ci le sentiment de n’avoir jamais été aussi mal entendus... Cela doit conduire les différents acteurs agissant sur la prévention, dont nous sommes, à nous interroger sur nos modèles d’analyse et nos modèles d’intervention. D’une certaine manière cela nous engage.

Olivier Blandin,
Économiste, consultant, maître de conférences associé

Thierry Debuc
Ergonome consultant

Sandro De Gasparo
Ergonome consultant, psychologue

François Hubault,
Maître de conférences, directeur du département d’ergonomie et d'écologie humaine, Université de Paris I

Membres du Laboratoire d’intervention et de recherche ATEMIS
www.atemis-lir.com

Pour nous contacter : contact@atemis-lir.com

  

(1) Nasse, P., et Légeron, P., Rapport sur la détermination, la mesure et le suivi des risques psychosociaux au travail, remis au Ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité, 2008.

(2) Dejours C., L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, critique des fondements de l’évaluation. INRA Édition, 2003.

(3) Cf Hubault, F. (s/d), Risques psychosociaux : quelle réalité, quels enjeux pour le travail ? Éditions Octarès, 2010.

(4) Cf Clot Y, Le travail à cœur ; pour en finir avec les risques psycho-sociaux. Éditions La Découverte, 2010.

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