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20 / 04 / 2016 | 9 vues
Emmanuel Abord De Chatillon / Membre
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Les nombreuses limites scientifiques à la mesure et à l'analyse du syndrome du « bore-out »

Les grands journaux francophones (comme La Libre Belgique le 25 janvier, Le Figaro le 7 mars, Le Monde le 8 mars, Le Temps le 17 mars…) ont tous repris, avec peu de recul critique, la thèse contenue dans l’ouvrage de Christian Bourion (Le bore-out syndrom, quand l’ennui au travail rend fou) prenant chiffres et raisonnements pour argent comptant.

Résumons la thèse de cet ouvrage : en France, 30 % des salariés occupent des postes où ils n’ont rien à faire, ils se déqualifient, deviennent inemployables et s’ennuient : c’est le « bore-out syndrom ». À qui en revient la faute ? À la mise en œuvre des 35 heures, la culture de la placardisation et la surprotection sociale des salariés…

Si ce discours a suscité un large écho médiatique, il semble pourtant assez facile de mettre en évidence ses nombreuses limites.

Une définition fluctuante du concept de « bore-out »

La première limite concerne la définition du concept. L’ouvrage en propose plusieurs définitions et celles-ci évoluent pour parfois même se contredire : le « bore-out » serait « un ennui qui conduit à une perte de confiance en soi, une déqualification puis une inemployabilité » (p. 9), un « travail sans activité » (p. 15), un « ensemble de souffrances détruisant la personnalité des salariés inactifs » (p. 27). Le concept souffre ainsi d’une définition vague et fluctuante, ce qui va à l’encontre d’une démarche réellement scientifique. Pour autant, considérer que des salariés puissent s’ennuyer au travail n’est pas contestable. C’est l’ampleur attribuée au phénomène qui n’est pas raisonnable.

Un salarié sur trois serait atteint du « bore-out syndrom »

C’est la clef de voûte du raisonnement tenu, l’accroche que tous les articles de presse reprennent sans discernement : le « bore-out » concerne 30 % des salariés français. Pourtant, ce chiffre n’a (heureusement) été démontré par aucune étude sérieuse (voire presque sérieuse). L’auteur s’appuie sur une étude de Stepstone (2009), réalisée par un cabinet de recrutement international belge. Mais celle-ci ne présente aucune garantie de scientificité et ne dit pas exactement ce qu’on lui fait dire. Elle n'identifie pas 30 % de personnes qui ont un « travail sans activité » mais 30 % de personnes qui n’auraient pas assez de travail pour combler une journée. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Dans la même enquête, on découvre que la situation serait pire chez les Allemands (39 % de « bore-out »). Nous connaissions la capacité des Allemands à créer des emplois ; ici, on nous explique qu’ils créent 30 % d’emplois inutiles de plus que les Français.

Le déficit de scientificité de ce questionnement qui mélange des réalités de nature différente n’est pas à démontrer.Il faut dire que la question qui aboutit à ce chiffre est très largement biaisée. Elle ne définit pas le « bore-out syndrom » à travers l'une des nombreuses définitions de l’auteur mais donne le choix entre trois propositions :

1. je suis très sous-employé ;

2. je suis juste bien employé ;

3. je suis sur-stressé.

Le déficit de scientificité de ce questionnement qui mélange des réalités de nature différente n’est pas à démontrer. Quant à l’échantillon (11 238 personnes de 7 pays), sa taille importante emporte la force de conviction mais masque un problème non moins énorme : les répondants ne sont pas des salariés, mais ni plus ni moins que des personnes qui recherchent un emploi. À aucun moment l’auteur ne précise cela (un oubli ?). Que des gens qui prennent le temps de répondre à un questionnaire sur un site de recherche d’emploi s’ennuient et disposent de temps libre, cela n’étonnera personne. Mais cela n’indique aucunement que les chiffres obtenus s’appliquent à la population active. L’étudiant de licence en sciences sociales apprend qu’une question biaisée posée auprès d’un échantillon de convenance et non représentatif ne peut rien mesurer de sérieux.

Une étude sérieuse, menée à la même époque (Britton et Shipley, 2010), identifie que la proportion de 7 524 agents publics britanniques s’ennuyant suffisamment au travail pour voir leur santé affectée s’établit plutôt autour de 2 %. Ce qui ne confère pas tout à fait la même importance au phénomène.

De plus, l'ouvrage n’évoque pas les données disponibles et bien connues sur l’intensification du travail qui contredisent la thèse d’une extension du phénomène d’ennui au travail. Les enquêtes macro-sociales (DARES, DGAFP, DREES, INSEE, enquêtes sur les conditions de travail 1978, 1984, 1991, 1998, 2005 et 2013) qui interrogent plusieurs dizaines de milliers de salariés, montrent un accroissement important de l’intensification du travail (DARES analyses, n° 049, juillet 2014).

Une origine mystérieuse

Évoquons maintenant les causes attribuées à ce syndrome. L’ouvrage nous précise que certains postes de travail (30 % ?) se sont « peu à peu vidés de tout contenu. D’abord d’activité physique puis d’activité mentale » (p. 28), puis il y a eu une contamination du service public aux organisations privées. « C’est au sein des administrations territoriales que le volume sans activité visible est le plus lisible ». Si il y a probablement des gens sans activité dans les collectivités territoriales (un seul serait toujours trop…), le document précédemment cité de la DARES identifie entre 2005 et 2013, « une intensification marquée dans la fonction publique ».

Pour l’auteur, ce triste constat fait exister côte à côte 30 % de salariés en « bore-out » avec 10 % de salariés en « burn-out » (chiffres là aussi sortis du chapeau…). Cela veut donc dire que les 60 % des salariés restants sont hyper-productifs (tout en vivant les mêmes causes) puisque le niveau de productivité français est comparable (voire meilleur) à celui des pays voisins. On voit bien que le raisonnement ne tient pas une seconde…

L’auteur explique ce phénomène par une cause unique (p. 107) : le « décalage entre un droit du travail normatif extrêmement rigide, fondé sur une réalité dépassée, qui cible la satisfaction du besoin de sécurité et néglige le besoin de souplesse de l’activité économique, soumise à l’émergence des technologies de l’information ». Alors pourquoi ce phénomène est-il encore plus important en Allemagne (cf l’article de l’auteur de 2011) ? Pourquoi, dans la même étude, la France se situe-t-elle en dessous de la moyenne européenne ? Alors que l’auteur indique (p. 148) que « le bore-out syndrom est particulièrement développé en France » ? L’auteur impute l’importance du phénomène français au « contrat de travail sur-sécurisé » (p. 138). Cette explication n’est pas démontrée. L’auteur a le droit d’exprimer ses idées à cet égard mais ne nous laissez pas penser qu’il s’agit d’un travail scientifique, s’il vous plait…

Une méthode inadaptée

L’ouvrage nous indique que « cela valait une enquête ». Mais il ne présente en aucun cas les résultats d’une enquête scientifique, pas plus que l’article du même auteur dans la Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels (revue dont ce dernier est le rédacteur en chef depuis 1998 et dans laquelle il a publié plus de deux articles par numéro depuis sa création). Les données de cet article reposent sur des témoignages de salariés qui s’ennuient, extraits de nombreux sites web.  Il débouche sur la conclusion forte mais non démontrée selon laquelle « émerge en Europe un certain nombre de signaux faibles qui signifient que l’affaiblissement du volume de travail est absorbé par le secteur public, notamment par les administrations territoriales qui amortissent ainsi le chômage ». Si les recherches mentionnées permettent d’en savoir plus sur les gens qui s’ennuient au travail, elles ne permettent en rien de conclure ni à l’importance donnée au phénomène, ni aux causes qui lui sont attribuées (et que d’ailleurs les médias ne reprennent pas ; on se demande pourquoi).

La seule démonstration réelle de l’ouvrage tient en une phrase : il y a des salariés qui s’ennuient au travail. Belle découverte !

Qu’il y ait des salariés qui s’ennuient au travail et que cela puisse les faire souffrir, cela ne fait aucun doute. Que, dans quelque activité que ce soit, il y ait des phases très actives et d’autres qui le sont moins, c’est une évidence. Qu’il soit important de traiter ce phénomène pour améliorer la productivité des organisations, pourquoi pas ? Mais à partir de ses données et de ce qu’il en fait, l’auteur ne pouvait guère aller plus loin.

Un phénomène tabou

L’ouvrage nous explique que personne ne parle de ce phénomène, ni au niveau scientifique, ni dans le grand public. Concernant la dimension scientifique, il a raison : non seulement personne n’en parle en français (à part lui, plusieurs fois dans la même revue) mais, même en 2016, cela ne représente (toutes langues confondues) que 54 articles scientifiques ou ouvrages, cités 139 fois (recherche réalisée le 6 avril 2016 sur Publish or Perish sous le titre « bore-out ou bore-out », après suppression des doublons et des articles qui traitent de mécanique et de biologie). D’autre part, aucune de ces références n’a été publiée dans une revue internationale de management, sauf un cas (Stock, R. M. (2015). « Is bore-out a threat to front-line employees' innovative work behaviour? », Journal of Product Innovation Management, 32 (4), 574-592.), mais qui traite de la situation particulière de métiers dont l’activité suppose de veiller et donc de ne pas être occupé en permanence (employés d’accueil en hôtel ou gardiens de nuit). Mais ce n’est pas parce que les chercheurs ne se sont guère emparés du phénomène qu’il est essentiel. À moins d’un vaste complot ?

Ce sujet serait tabou, pourtant les médias s’en sont emparés avec gourmandise. Nous avons dénombré une quarantaine de mentions de cet ouvrage, en quelques mois, dans les grands médias francophones.

Voilà un bon exemple d'une thèse ni fondée, ni réellement argumentée au service d’une vision du monde du travail bien particulière : le vrai problème de santé au travail ne serait pas la souffrance mais l’ennui ; les agents publics ne feraient rien, les entreprises privés pas grand-chose et la cause de tout cela serait dans la surprotection des salariés français.

Dommage, il y avait mieux à dire sur la santé au travail.


Emmanuel Abord de Chatillon (professeur des Universités, chaire « management et santé au travail », Grenoble IAE, Université de Grenoble-Alpes, abord@iae-grenoble.fr).
Céline Desmarais (professeur ordinaire, Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud, celine.desmarais@heig-vd.ch ). 

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