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09 / 12 / 2010 | 8 vues
Jean-Luc Bizeur / Abonné
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Langues et conditions de travail : my English is dangerous for you

Dans un récent rapport au Parlement sur l’emploi de la langue française, le Ministère de la Culture dresse le portrait de plusieurs grandes entreprises françaises.

Certaines de ces grandes entreprises imposent l’anglais « en situation de communication internationale, dans les relations entre les filiales ».

D’autres au contraire, comme L’Oréal et Renault, essayent de maintenir l’usage du français.

Ces deux types d’entreprise posent peu de problèmes. Parler anglais dans un contexte international peut s’apprendre et n’est pas si difficile.

  • Nous aborderons ici un autre cas, hélas très répandu : les collègues et souvent les supérieurs hiérarchiques qui parlent anglais et français, en même temps !

Il ne s’agit pas seulement d’une question de protection du bon usage de la langue française. La vraie question est celle de la communication et au-delà, des conditions de travail.

Mon collègue revient d’un stage d’anglais

Dans la plupart des grandes entreprises, les cadres (rarement les autres salariés) bénéficient de stages d’apprentissage de l’anglais. C’est bien sûr insuffisant pour travailler couramment en anglais (d’ailleurs qui les comprendrait ?). En revanche, il est important de montrer que l’on est maintenant « dans le coup », ce qui est finalement plus cocasse que grave.

  • « il faut challenger nos fournisseurs»

Bien que le mot challenge ait plusieurs sens en anglais, on se doute bien du sens général. Finalement, on doit mettre nos fournisseurs en concurrence. Ils l’étaient déjà certainement, mais là, ce sera un peu plus.

  • « on va implémenter le nouveau process étape par étape »

La traduction directe est inutile, on se doute bien qu’il s’agit de quelque chose ressemblant à la mise en place d’une procédure (mais en plus beau ?).

« il faut venir au quicofe (kick off) meeting si tu ne veux pas être largué »

Là, ça peut commencer à devenir stressant. Où faut-il aller si l'on ne veut pas être largué ?

Sur le fond, le message est cependant assez logique. Aller à la réunion de lancement permet forcément de mieux comprendre la suite.  Bien que pouvant légèrement taper sur les nerfs, le collègue qui aime mettre des petits bouts d’anglais dans ses phrases n’est pas très dangereux. Ce n’est pas forcément le cas de notre supérieur hiérarchique.

Mon manager est obscur

Lorsque mon supérieur hiérarchique s’adresse à moi, j’ai intérêt à le comprendre. Une erreur de compréhension pourrait amener une faute professionnelle ou réduire mes chances de progression professionnelle. Cette fois-ci, l’utilisation de mots anglais peut légitimement stresser. Voici quelques exemples aussi récents que réels :

  • « il faut envoyer le mémo sur la qualité interne à Zap (ASAP) !!!! »

Cette phrase, parfois dite sur un ton brutal, peut être très stressante. Que faire si on ne sait pas qui est ce fameux Zap ? Le demander, c’est risquer de paraître ridicule. Chercher sur internet ne donne rien. Si on avait su qu’il s’agissait de l’acronyme anglais de « aussi vite que possible », ça aurait certainement évité du stress à tout le monde (et fait gagner du temps) !!

  • « Il faut tchéquer la procédure mise en place par Jean-Paul »

Sacré Jean-Paul ! On se souvient bien de nos jeunes années quand on reprenait « Shake Your Body ». C’était si bon de danser avec des amis qui ont le sens du rythme. Oui mais Jean-Paul et sa procédure, on va quand même pas les secouer ? Non, en fait on va vérifier ce qu’il fait, ce qui montre d’ailleurs qu’on ne lui fait pas vraiment confiance.

  • « la deadline est avancée d’une semaine »

Là, ça fait peur ! Même sans être un parfait angliciste, on comprend bien une certaine notion de  ligne morte (ou une mort de la ligne) et ça n’a rien de sympathique ! Finalement, plus de peur que de mal, c’est le délai qui est raccourci d’une semaine (ce qui est quand même stressant).

  • « lundi, tu me feras une présentation de la question en boullettes points »

C’est bien embêtant. Selon sa culture, on peut réagir différemment. Les amateurs de rock y reconnaitront un terme bien connu « bullet in the head », mais peu engageant. Faire une présentation avec des balles en point (ou des points de balle), c’est quand même violent. L’amateur de cuisine se verra mal préparer du couscous (boulettes ?) pour lundi et l’amener en réunion. Finalement, il suffisait de faire des tirets devant chaque idée pour faire joli. Ouf !

  • « c’est un projet important, va falloir poser les mayestones (milestones) »

La culture rock est toujours aussi peu utile. Les Rolling Stones oui, mais les mailles stones ? Ce n’est même pas la peine de chercher dans le dictionnaire, ça n’y est pas. En plus, le projet est important, il ne faut pas se prendre les pieds dans le tapis (to trip in the carpet ?). Bon, vérification faite, il s’agissait simplement de repérer les moments importants. Ouf ! 

  • L’utilisation d’un mot anglais dans un ordre donné à un subalterne est un management (!?) dangereux. C’est risquer de se faire mal comprendre et donc de faire stresser son subalterne. Ça peut aussi être un jeu de domination, mais on a alors à faire à un pervers narcissique !  

Dans mon entreprise, la magie au quotidien

L’utilisation de termes anglais n’est pas seulement le fait de managers inconséquents. Il peut aussi s’agir d’une stratégie visant à imposer une idée très contestable. En effet, comment peut-on contester ce que l’on ne comprend pas (ou mal) ? En utilisant un mot magique, on peut ainsi cacher la réalité et imposer plus facilement son idée :

  • « faites moi un compte-rendu de votre journée d’hier »

C’est une pratique discutable. Pourquoi tant de curiosité ou un tel manque de confiance ? Le cadre qui veut faire passer ce message a intérêt à être très directif et sûr de lui.

  • On peut habilement contourner la difficulté en demandant de remplir le tableau de « reporting ».

Ça revient au même mais avec un peu de chance, le salarié oubliera qu’il s’agit de quelque chose de discutable !

  • « j’ai comparé les résultats de votre service avec les autres, ce n’est pas brillant : vous êtes avant dernier »

Être comparés aux autres, pourquoi pas ? Cependant, on le sait : comparaison n’est pas raison. De plus, une comparaison demande de grandes conditions de rigueur pour que les situations soient réellement comparables. Bref, autant de choses que l’on peut argumenter !

  • On pourra s’épargner ce débat stérile par un simple « au benchmarck vous êtes presque derniers ».

Vu que personne ne sait ce que c’est (ni comment c’est calculé), cela devient incontestable. Magique !

  • « le système financier a collapsé ».

Là, l’exemple vient de tout en haut. Si un Président de la République dit que le système financier s’est effondré, cela provoque en même temps panique et questionnement. S’il s'est effondré, j’ai perdu mes économies ! D’un autre côté, les banques ont l’air de plutôt bien se porter, et puis effondré à cause de qui ? Finalement, le verbe « collapser » est parfait. Il est à peine compris par 10 % des Français. Pour les autres, ça a l’air tellement intelligent qu’on ne peut pas trop contester.

  • L’anglais permet parfois de cacher ce que l’on n’oserait pas imposer.

Il peut aussi permettre de ne rien dire tout en ayant l’air intelligent. It’s a kind of magic!

Is my English good?

A priori, un Français sera plus habile dans sa langue maternelle. Nous souffrons d’ailleurs de difficultés structurelles pour nous exprimer dans une langue étrangère. Mais finalement, parler anglais avec des étrangers non anglophones est assez simple. Il ne s’agit surtout pas d’empêcher de travailler en anglais. Lorsqu’il le faut, et avec les 95 % d’êtres humains qui ne parlent pas notre langue, nous pouvons nous essayer à une langue étrangère assez abordable comme l’anglais (ou en tout cas le globish). 

  • D’ailleurs, tous ceux qui ont déjà travaillé dans un cadre multiculturel (et en anglais) pourront en témoigner. Les mésententes sont fréquentes mais vite traitées puisque chacun sait qu’il peut faire répéter ou demander un éclaircissement dès que quelque chose est peu compréhensible.

Utiliser l’anglais n’est pas si difficile que ça. Le problème posé dans cet article est d’utiliser au milieu de phrases françaises des termes anglais mal maîtrisés. Car la vraie difficulté est d’être précis. L’anglais souffre par ailleurs d’un mal structurel, il est relativement facile à apprendre mais, en revanche, très difficile à prononcer. 

De la difficulté d’être précis

Quelle que soit la langue utilisée, l’objet d’une communication est d’être clair et précis. Ce n’est d’ailleurs pas toujours facile, même en français. Utiliser des mots anglais au beau milieu d’une phase est acceptable, si chacun sait de quoi il parle.

Certains mots sont entrés dans le langage courant et ne donnent pas lieu à des incompréhensions trop graves. E-mail, copyright, brainstorming et autres planning ont leur équivalent en français mais ils sont également compris par tous. Pourquoi ne pas les utiliser ?

D’autres mots ont un sens moins bien connu. Le management est utilisé à toutes les sauces : management participatif, management par l’enthousiasme, management sans stress etc. Oui mais au final, c’est quoi manager ?  Le dictionnaire (Harrap’s Learners’ Dictionary) est cette fois utile : « management: the job of controlling a business or activity » (l’emploi consistant à contrôler une entreprise ou une activité), ou bien « the way that something is controlled » (la manière dont une chose est contrôlée). Finalement, le contrôle par l’enthousiasme ou le contrôle participatif, c’est quand même moyennement motivant.

Le consulting. Métier merveilleux et forcément bien payé, oui mais en quoi ça
consiste ? « Someone whose job is to give advice on a subject » (quelqu'un dont le travail consiste à donner des conseils sur un sujet). Le consultant donne des conseils, il ne s’agit pas d’une simple analyse ou d’un travail d’expert. Le consultant donne un conseil, il s’engage donc (c’est un commitment, comme dirait l’autre). C’est d’ailleurs pourquoi un consultant est rarement neutre. Demande-t-on plus facilement un conseil à quelqu’un de neutre ou à quelqu’un de bienveillant ? Un consultant n’est pas un expert. 

My English is dangerous

Parsemer ses phrases de mots anglais est rarement dramatique, sauf à considérer que le ridicule peut tuer ! La question est celle de la réception. Que ressent celui qui ne comprend pas bien le sens d’une phrase ? Si l’émetteur et le récepteur sont de même niveau, ce n’est pas grave.

  • Mais si mon supérieur hiérarchique est incompréhensible, puis-je le lui dire ? Le plus souvent, ce ne sera pas le cas. Le langage est un élément de différentiation et d’appartenance, il peut donc exclure.

Ceux qui ont suivi le même stage d’anglais parleront avec les mêmes mots, même s’ils sont vides de sens. Les autres ? Ils devront faire face. Le langage des autres peut donc aussi devenir stressant. Si l’on ne comprend pas, cela correspond à une diminution des ressources. Or, on le sait maintenant, le stress est une question de déséquilibre entre ressources et exigences. Le langage, même s’il est creux, peut devenir une source de domination. Celui qui ne comprend pas le mot anglais utilisé par son manager est rarement en position de force. Si l’on réécoute la chanson interprétée par Coluche (Misère, Misère), on se rendra même compte que celui qui ne comprend pas est forcément déjà en difficulté. My English est bien dangerous pour certains ! 

My English n'est pas très légal

Le droit français est assez clair. L’article L.1321-6 du Code du Travail rend obligatoire l’emploi du français dans la rédaction de tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l’exécution de son contrat de travail. Mais qu’en est-il de l’ordre verbal donné par un supérieur ?

Imaginons notre manager : « c’est le crunch ! Il faut tchéquer les maille stones du projet de Jean-Paul, sinon on va dans le mur ». Et si on secoue ce pauvre Jean-Paul pour lui demander une barre chocolatée ? Ça risque bien d’être une faute professionnelle !

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