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09 / 11 / 2022 | 55 vues
Fabien Brisard / Abonné
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La protection sociale au défi de l’antibiorésistance

Dans le cadre des réflexions et échanges menés au sein du CRAPS ( le Cercle de Recherche et d'Analyse sur la Protection Sociale ), Florent Parmentier ,Secrétaire général du Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) a bien voulu nous livrer ses réflexions à la lumière des enseignements à tirer de la crise sanitaire sans précédent que nous avons pu connaître.  Pour lui, l’antibiorésistance n'est pas un simple épiphénomène : c'est un problème politique en devenir qui doit être considéré comme tel et il est, à ce titre, l’une des principales menaces sur nos modes de vie.

 

En organisant des mécanismes de prévoyance et de solidarité face à des risques sociaux, la protection sociale est au cœur même de notre contrat social face aux risques présents et futurs. La crise Covid-19 a rappelé la force de ce principe. Ainsi, l’économiste Eloi Laurent fait démarrer le XXIe siècle au 7 avril 2020, date à laquelle la moitié de l’humanité était immobilisée et toute l’économie paralysée avec un seul but : limiter la propagation d’une pandémie fruit de la destruction des écosystèmes et la marchandisation de la biodiversité.[1] C’est à ce titre que Jean-Paul Ortiz, Président de la CSMF, en appelait à la création d’un Ministère « one health », permettant de « réfléchir et intégrer de façon transversale la santé humaine, la santé animale et la santé environnementale ».[2] 
 

L’antibiorésistance, une menace pour le contrat social à horizon 2050
 

Si beaucoup a été écrit sur la crise Covid-19, précédent une guerre russo-ukrainienne aux effets géopolitiques dévastateurs, le danger de l’antibiorésistance est devant nous, avec des perspectives plus inquiétantes que la pandémie que nous connaissons. Pour autant, la perspective lointaine de ses effets et la nature du problème font qu’il est moins aisé pour les pouvoirs publics de mobiliser autour de cette cause que d’autres. 


L’enjeu est pourtant de taille : en effet, l’OMS avançait le chiffre de dix millions de décès par an dans le monde à horizon 2050 pour quantifier les effets des infections dues à des agents infectieux résistants (dont le principal est l’antibiorésistance), contre environ 1,9 million en 2019. Si ces perspectives se vérifiaient, cela deviendrait l’une des principales causes de mortalité au monde d’ici une trentaine d’années, devant le cancer. Cela peut d’ailleurs nous amener à considérer l’antibiotique comme un « bien commun ».


L’antibiorésistance est, à ce titre, l’une des principales menaces sur nos modes de vie, risquant d’annuler les bénéfices que nous avons connus depuis 70 ans en termes d’espérance de vie et de progrès médicaux en chirurgie complexe, greffes d’organes, néonatalogie ou réanimation. Certaines maladies seront plus longues et difficiles à soigner, d’autres connaîtront des complications, et des décès préalablement évités pour des causes jugées jusque-là comme bénignes feront surface. 


Face à une situation pandémique qui fait s’effondrer les repères familiers, la politiste du CEVIPOF Virginie Tournay appelle à recourir à des « fictions spéculatives » permettant d’éviter des biais de conformisme.[3] A ce titre, la crise Covid a réhabilité les imaginaires postapocalyptiques des temps médiévaux et anciens, ce qui peut constituer une ressource utile pour anticiper les effets de l’antibiorésistance[4].  En dépit d’un consensus scientifique établi, ces fictions peuvent être utiles pour éviter d’affronter un potentiel « résisto-scepticisme » (sur le modèle du climatoscepticisme). De ce point de vue, une fiction populaire permettant d’ancrer cette notion dans l’imaginaire reste à créer afin de cerner un danger sanitaire qui n’est pas une maladie, mais la conséquence d’une mauvaise utilisation des ressources.
 

Des origines politiques, technologiques et sociales de l’antibiorésistance 
 

L’antibiorésistance est le fruit de dynamiques écologiques, sociales et géopolitiques, sur lesquelles il convient de revenir afin d’en prendre la mesure.

Son avènement est inévitable. Il est souhaitable pour les patients et constitue une voie de sortie pour notre système en crise dont nous avons épuisé les ressources et la logique. 

Dans les faits, le phénomène d’antibiorésistance apparaît dès les années 1940, soit peu de temps après la production à l’échelle industrielle de la pénicilline en 1942. Ce problème n’a fait que se renforcer avec l’apparition des bactéries multi-résistantes dans les années 1970, puis des bactéries hautement résistantes dans les années 2000. De fait, la montée en puissance de la production de pénicilline a été rapide : dès 1943, quatre millions de doses étaient produites, contre 42 millions dès 1947. Depuis, la production, tout autant que la consommation, a beaucoup augmenté au niveau mondial, à la fois pour les besoins humains et animaux. Certaines politiques publiques se sont adaptées au niveau européen, en déterminant par exemple une limite maximale en résidus de médicaments (LMR), pour les espèces animales destinées à la consommation humaine (viande, lait, œufs, etc.). 

Pour autant, si l’on en juge par les logiques de mauvaise utilisation des antibiotiques, les problématiques du Sud et du Nord divergent. Schématiquement, la surutilisation du Nord provient des conséquences de l’agro-industrie, cette dernière réclamant des antibiotiques pour l’élevage et l’engraissement des animaux, qu’il s’agisse d’usages curatifs ou préventifs. Ces usages ont néanmoins fait l’objet d’une politique de restriction des usages au cours de la décennie passée. Au Sud, plus affecté par ce fléau, la mauvaise utilisation prédomine du fait de mauvaises recommandations des pharmaciens, des faux médicaments ou des négociants non-agrées. Il s’ensuit que les faibles niveaux d’aide du Nord et la faiblesse des investissements dans la protection sociale du Sud engendrent un danger qu’il faut traiter collectivement. 

Depuis les années 1980, un problème spécifique réside dans le développement de l’antibiorésistance en milieu hospitalier, qui génère des bactéries extrêmement résistantes menant à une surmortalité. Les staphylocoques sont un des premiers agents responsables d’infections nosocomiales (infections contractées en milieu hospitalier), même si ces maladies peuvent être également contractées en dehors de l’hôpital (infections communautaires).
 

Quelles perspectives ?
 

Face aux risques potentiels liés au développement de l’antibiorésistance, il convient de constituer une coalition d’acteurs visant à s’attaquer aux causes d’un problème composite. Il s’agit en réalité d’essayer d’assurer une gouvernance du vivant, sachant que nous devons vivre avec un certain nombre de bactéries nécessaires pour vivre ; elles nous ont largement précédées : l’apparition de ces dernières sur Terre remontant à trois milliards d’années. Le problème posé est celui de la gouvernance du vivant à travers le lien entre environnement et santé, sachant que la nature même du vivant est l’adaptation ; la résistance acquise de ces bactéries peut être transmise par ADN. En d’autres termes, l’antibiorésistance n’est pas un simple épiphénomène, c’est un problème politique en devenir qui doit être considéré comme tel. 
 

La nature des réponses à apporter pour lutter contre l’antibiorésistance est de fait largement composite : 
 

  • Prendre en compte l’antibiorésistance dans l’ensemble des politiques publiques, et ce de manière intégrée. Cela suppose une approche en termes de sobriété, des campagnes de communication auprès du grand public, de formation auprès des professionnels de santé et engendrera par exemple la remise en cause d’une agro-industrie partiellement responsable de l’antibiorésistance. L’échelle européenne est de ce point de vue pertinente si elle parvient à exporter ses standards normatifs en matière sanitaire.
  • Trouver des alternatives aux antibiotiques, par exemple avec le développement des phages (virus de l’environnement infectant naturellement les bactéries), qui étaient très développés en Union soviétique. Il faut noter que la pratique de la phagothérapie reste aujourd’hui limitée en France à des utilisations expérimentales, faute de modèle économique et de cadre juridique adaptés.[6]
  • Rechercher de nouvelles bactéries ou les modifier afin de développer de nouveaux antibiotiques. Une partie de la réponse se situera peut-être dans les Océans : en 2019, 65 espèces de bactéries avaient été identifiées par des chercheurs allemands.[7] La plupart des bactéries que nous ne connaissons pas se situent sous les 3000 mètres de profondeurs, sachant que les fonds marins sont moins explorés et connus que la surface de la Lune. Enfin, il est possible de miser sur le techno-solutionnisme : l’intelligence artificielle a déjà permis de grands progrès médicaux (détection des cancers, risques cardiaques et montres connectées).[8] Du fait de contraintes économiques, la découverte d’antibiotiques s’est faite à un rythme réduit depuis les années 1980 : l’utilisation d’algorithmes permet de traiter de larges bases de données de santé à même de générer à moindre coût de nouvelles molécules.

 

 

[1] Eloi Laurent, Et si la santé guidait le monde ?  L’espérance de vie vaut mieux que la croissance, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2020. 

[2] Jean-Paul Ortiz, « Et si était créé un grand Ministère « one health » ?… », https://www.thinktankcraps.fr/et-si-etait-cree-un-grand-ministere-one-health/  

[3] Virginie Tournay, « La société pré-Covid est morte. Et après ? », Futuribles, septembre-octobre 2021, pp.25-39.

[4] Florent Parmentier, « Covid-19: non pas la dernière peste, mais l’anticipation d’un monde post-antibiotique », Telos, 17 septembre 2020, https://www.telos-eu.com/fr/covid-19-non-pas-la-derniere-peste-mais-lanticipat.html 

[5] Flavio d’Abramo, “Antibiotic resistance, planetary health and the mimetic trap: a historical account of present-day sanitary, environmental and social crises”, Postcolonial Studies, Vol.25, °3, 2022, pp.321-339.

[6] Catherine Procaccia, « La phagothérapie : médecine d’hier et de demain », Les notes scientifiques de l’Office, n°24, mars 2021, https://www2.assemblee-nationale.fr/content/download/332619/3251472/version/3/file/OPECST_2021_0011_note_phagoth%C3%A9rapie.pdf 

[7] Julie Kern, « Antibiorésistance : les antibiotiques de l’avenir sont dans l’océan », World Economic Forum, 20 novembre 2019, https://fr.weforum.org/agenda/2019/11/antibioresistance-les-antibiotiques-de-l-avenir-sont-dans-l-ocean/

[8] Anne Trafton, « Artificial intelligence yields new antibiotic », MIT News Office, 20 février 2020, https://news.mit.edu/2020/artificial-intelligence-identifies-new-antibiotic-0220 

 

 

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