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Élucidations managériales: Bronze ou pierre polie : ne plus confondre Lean et Six Sigma
Michael Ballé, cofondateur de l’Institut Lean France nous livre ses réflexions dans le cadre du projet "Élucidations managériales" lancé par l’École de Paris du management, cercle de réflexion qui œuvre, depuis 1993 à rapprocher théories et pratiques managériales.
Il est facile d’imaginer comment une peuplade vivant avec des haches de pierre taillée a pu réagir à la rencontre avec un groupe concurrent maîtrisant la hache de bronze : elle se sera mise à polir ses pierres.
Nous pouvons sans grande difficulté visualiser les heures de discussion en conseil débattant du fait que la hache de pierre polie fera l’affaire, qu’elle ressemble en tous points à une hache de bronze, que la technologie du bronze est bien trop coûteuse à acquérir et, qu’au besoin, il sera toujours possible de trouver un intermédiaire à qui acheter quelques haches de bronze…
Mais une hache de pierre polie n’a pas grand-chose à voir avec une hache de bronze – il ne s’agit tout simplement pas des mêmes technologies.
Pour comprendre pourquoi des dirigeants choisissent encore d’investir dans des démarches de Six Sigma, de mise en flux ou de chantiers de productivité plutôt que de s’intéresser au véritable Lean inspiré de Toyota, alors que l’expérience montre depuis trente ans que cela n’aura pas d’impact sur la trajectoire de leur entreprise, il est nécessaire de regarder les technologies sous-jacentes à ces démarches : la production de masse versus l’artisanat à grande échelle.
La révolution industrielle : automatisation, standardisation, séparation des fonctions
Le cœur de la révolution industrielle repose sur la capacité technique à produire des machines permettant l’automatisation. Cette mutation repose elle-même sur l’accès à des ressources abondantes et peu coûteuses, qui rendent possible une production de masse standardisée.
De ce fait, le système productif se transforme, la logique artisanale (relation directe entre atelier, client et fournisseur) laissant place à une organisation structurée autour de fonctions séparées : ingénierie (conception), comptabilité (coûts) et approvisionnement (achats). La figure centrale devient l’expert, garant de “la meilleure méthode” à appliquer par des opérateurs déspécialisés.
Aux États-Unis : ressources abondantes, pression sur le temps
Aux États-Unis, cette séparation taylorienne des fonctions s’affine. Dans un contexte de ressources abondantes, mais de pression sur la main-d’œuvre et le temps, le modèle fordiste optimise les cadences et les coûts unitaires. L’ingénierie industrielle devient un levier stratégique : rationaliser, standardiser, optimiser. Il s’agit de produire le plus possible, le plus vite possible, au prix unitaire le plus bas possible pour sécuriser des marchés gigantesques et obtenir les matières premières aux plus bas prix de la planète – les transports, stocks et invendus sont considérés comme un coût normal des affaires.
Au Japon : rareté des ressources, pression sur les gaspillages
Dans un tout autre contexte, Kiichiro Toyoda souhaite fonder une industrie automobile japonaise, avec des fournisseurs nationaux, dans un environnement marqué par la rareté, celle du capital, des matières, de l’énergie, du personnel qualifié. Contraint de composer avec cette rareté, il imagine un système de production frugal, inspiré de l’artisanat, où la qualité est garantie à chaque étape.
Malgré sa croissance jusqu’au rang de plus grand constructeur automobile, Toyota a conservé son attachement aux valeurs artisanales, visibles dans la manière dont l’entreprise forme, développe et reconnaît ses collaborateurs.
Dans les “dojo” d’usine, les opérateurs s’entraînent aux gestes précis jusqu’à la maîtrise, comme des apprentis chez un artisan. Le rôle du team leader n’est pas de surveiller, mais de soutenir le travail de qualité, de résoudre les problèmes et de transmettre le savoir-faire.
Toyota entretient aussi la figure du Takumi – l’expert hautement qualifié dont l’exigence inspire les standards – et valorise l’apprentissage patient, la fierté du travail bien fait et la responsabilité personnelle.
Même à l’échelle mondiale, l’entreprise continue de cultiver un rapport au travail où l’engagement dans la qualité, le respect des matériaux et l’amélioration par la pratique sont les fondements d’un artisanat à grande échelle.
Ce système sera formalisé par Eiji Toyoda et perfectionné par une génération d’ingénieurs (notamment Taiichi Ohno), qui vont structurer un système intégré de production et d’apprentissage. Il s’agit de ne produire à chaque étape que ce qui est consommé par l’aval, avec une qualité parfaite et en changeant de modèle à chaque produit fabriqué pour coller à la demande réelle du marché. Aucun coût n’est considéré comme un coût normal, mais plutôt comme le reflet d’une incompréhension qu’il faudra clarifier – pour réduire les coûts au juste nécessaire, le “noyau dans le fruit”.
Le TPS : un système de formation intégré à la production
Le Toyota Production System (TPS) ne repose pas uniquement sur la performance des processus (flux, qualité, coûts), mais sur une intention explicite de développement des personnes.
Chaque opérateur est responsable de la qualité de son travail (jikoutei kanketsu) et équipé d’outils pour détecter les problèmes (jidoka). Le système favorise la résolution de problèmes à la source, en équipe, selon une logique d’apprentissage progressif : reconnaître les pertes, identifier le problème sous-jacent, expérimenter des contournements, les stabiliser.
Autrement dit, le TPS est un système d’apprentissage structuré par le travail réel, où les rôles, routines et responsabilités sont conçus pour développer l’autonomie et les compétences des personnes sur les problématiques concrètes que sont la qualité, les coûts et les délais.
Dans ce système, l’apprentissage est permanent, car il donne, d’une part, un cadre qui pointe toujours sur le prochain pas (sur le terrain, un dirigeant ou un cadre peut toujours se poser la question de comment avancer sur la satisfaction des clients, l’autoqualité, le juste-à-temps, le lissage, la connaissance du travail standardisé, le Kaizen, le 5S[1], la résolution de problème, la TPM[2], etc.) et, d’autre part, une méthode sur comment faire ce pas grâce à l’expérimentation, chère à W. Edwards Deming, avec le PDCA (Plan, Do, Check, Act – planifier un changement, le réaliser, en mesurer les effets, décider de l’adopter, l’adapter ou l’abandonner).
Le TPS aligne ainsi une méthode de développement personnel – en pratiquant le PDCA – et de progrès de l’entreprise en s’approchant d’un rapport idéal entre qualité, délais et coûts. Ce système d’apprentissage repose sur la capacité à chercher les problèmes (en tant qu’opportunités de progrès), puis à les résoudre collaborativement afin de maintenir une dynamique d’apprentissage continu, individuelle et collective.
Réception occidentale : interprétation partielle et fonctionnelle
Lorsque le succès de Toyota devient visible (dans les années 1970 au Japon, 1990 à l’international), plusieurs acteurs industriels tentent de transposer ses pratiques. Mais les interprétations occidentales tendent à réduire le système à des logiques d’optimisation compatibles avec les paradigmes existants :
- chez GM, le Lean devient une méthode de réduction des stocks et d’amélioration des flux ;
- chez GE (suivant Motorola), le Six Sigma formalise une démarche de réduction de la variabilité des processus ;
- dans les cabinets de conseil, émergent des Kaizen Blitz, séquences de chantiers rapides de productivité.
Ces approches restent dans une logique taylorienne et fordiste : le savoir est conçu en dehors de l’opération, puis injecté dans le système productif via des outils, sans développement structuré de la capacité des opérateurs – il s’agit de réduire la variation dans les processus pour fabriquer plus vite, sans réflexion sur la demande réelle du marché ou la flexibilité des installations.
Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain
Réduire la variation dans un processus mécanique ou fluidifier le travail dans un processus à multiples étapes ne sont pas des erreurs en tant que telles. D’ailleurs, Toyota se sert d’outils de Statistical Process Control pour suivre les écarts à la normale pour des pièces de précision ou pour des opérations automatisées. Les “sensei” de Toyota (vétérans qui enseignent aux autres) commencent également souvent par visualiser les flux, soit par un diagramme spaghetti soit en dessinant le flux. Mais ces techniques ne sont pas des buts en soi, elles sont au service d’une plus grande compréhension des flux d’information, de matière et d’argent pour repérer les retouches à faire, les points à retravailler et les inflexibilités.
L’hypothèse fondamentale de cette approche est que si les personnes comprennent mieux le système dans lequel elles opèrent, elles prendront de meilleures décisions au quotidien.
Pour cela, Toyota investit un temps considérable à cartographier les zones d’ombres et à mesurer les points de contrôle au quotidien. L’intention n’est pas ici d’optimiser, mais d’encourager les personnes qui font elles-mêmes le travail à se pencher plus profondément dans la compréhension de leurs propres modes de travail pour y repérer les erreurs répétées, et donc évitables.
Deux intentions managériales radicalement différentes
La différence entre le Lean occidental et le TPS réside donc dans l’intention fondamentale :
TPS (Toyota)Lean / Six Sigma (occidental)
-Développer les personnes pour améliorer la performance / Améliorer la performance par des experts
-Flexibilité de cellules multi-process en flux tiré / Grandes machines organisées par ateliers et réparties partout dans le monde
-Système d’apprentissage au sein du travail / Système d’optimisation externe au travail
-Responsabilité de l’opérateur sur la qualité / Application des standards conçus ailleurs
-Résolution collaborative des problèmes / Résolution technique centralisée
Cette divergence est essentielle : le TPS est un projet de transformation des personnes par le travail. Il ne s’agit pas d’optimiser un système existant, mais de créer les conditions d’un apprentissage continu à tous les niveaux de l’organisation.
Reconnaître l’innovation managériale de Toyota
Trop souvent, les démarches Lean ou Six Sigma occidentales restent prisonnières du paradigme fordiste qu’elles cherchent à améliorer. Elles passent à côté de ce qui fait l’originalité du modèle Toyota : une logique de formation intégrée, articulée autour d’un travail responsabilisé, d’un encadrement de proximité et d’une culture explicite de la résolution de problèmes. Comprendre le TPS pour ce qu’il est – un système de développement des compétences à grande échelle – reste aujourd’hui un enjeu majeur pour toute organisation qui souhaite concilier excellence opérationnelle et développement humain.
De la même manière que passer de la pierre polie au bronze est un énorme pas, car il faut s’investir dans la compréhension d’une technologie radicalement différente, passer du management de la production de masse au Lean nécessite, pour un dirigeant, un investissement considérable dans la remise en cause de son business model. Et pourtant, nous avons fait le choix collectif d’envoyer toutes nos productions de masse à l’Est (logiquement, pour bénéficier de coûts plus bas) et il ne reste localement que les produits stratégiques, difficiles à produire, nécessitant beaucoup d’ingénierie à faible volume et haut mix : de l’artisanat à l’échelle. Ne pas s’intéresser de plus près à la véritable méthode Toyota aujourd’hui en occident (et faire semblant en lançant des démarches de type Six Sigma) est plus qu’une simple omission, c’est une véritable faute managériale.
[1] Méthode d’organisation et d’amélioration du lieu de travail reposant sur cinq étapes : trier (seiri), ranger (seiton), nettoyer (seiso), standardiser (seiketsu) et maintenir (shitsuke) – NDLR.
[2] Total Productive Maintenance.