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29 / 06 / 2021 | 131 vues
Céline Bernard / Membre
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Transports : la gratuité est-elle vraiment possible et souhaitable ?

Le débat agite tous les pays européens : les pouvoirs publics doivent-ils rendre les transports gratuits, que ce soit en ville ou sur le territoire ? Au-delà de l’envie de justice sociale, la question du financement se pose aussi. Là, la réalité sonne comme un rappel à l’ordre.

 

Image d'illustration : Wikimedia Commons, Air Scott.

 

Un Pass Navigo gratuit pour tous les Franciliens, des autoroutes gratuites partout en France etc. Évidemment, à première vue, l’idée est séduisante : oui, il est possible de rendre les modes de transport gratuits pour les usagers au moment de les emprunter. Depuis septembre 2020, c’est le cas à Paris pour les moins de 18 ans dans le métro : Anne Hidalgo, la maire de Paris, a ainsi honoré une promesse de campagne. Cette gratuité coûtera la bagatelle de 27,6 millions euros par an à la ville, que la collectivité devra payer d’une manière ou d’une autre. Ce cas illustre l’épineuse question de la gratuité des services publics : si elle est apparemment possible, est-elle vraiment souhaitable ?

 

50 nuances de gratuité(s)

 

Le cas du métro parisien est très intéressant car le débat ne se limite pas seulement à une approche binaire, entre le « oui » et le « non » à la gratuité. Il s’insère dans une réflexion plus large sur le changement de société vers lequel la France se dirige, lentement mais sûrement. Une société axée sur une mobilité toujours plus verte, comme le montrent les politiques mises en place depuis l’accord de Paris de 2015. Pour motiver son choix de rendre les transports aux moins de 18 ans gratuits à Paris (ils l’étaient déjà pour les 0-11 ans), le Conseil de Paris a avancé ce changement de mentalité comme argument en 2019 : « L’évolution en profondeur du modèle de la mobilité urbaine vers une mobilité plus durable, propre et multimodale implique en effet de développer, dès le plus jeune âge, un réflexe d’usage des transports collectifs et des modes actifs ». La volonté est louable.

 

La gratuité totale des transports urbains est déjà une réalité dans une trentaine de villes de taille intermédiaire en France. « Dans beaucoup de villes, ce sont les entreprises qui payent la facture au moyen du « versement de transport » calculé sur la base de leur masse salariale. À Aubagne, le versement transport a triplé avec la mise en place de la gratuité passant de 0,6% à 1,8% de la masse salariale. Mais le versement de transport a un plafond et parfois il ne suffit pas à couvrir l’ensemble des coûts. La seule possibilité pour la collectivité est alors d’augmenter les impôts locaux, autrement dit la taxe d’habitation ou encore différentes taxes foncières… », explique Valentine Ambert dans le média citoyen Youmatter.

 

Si les partisans de la gratuité totale des transports urbains ont pu avoir gain de cause localement, ceux de la gratuité de la route (donc de l’autoroute) continuent de donner de la voix. Surtout en période de crise. Avant l’été 2020 par exemple, la présidente d'Occitanie, Carole Delga, avait appelé les pouvoirs publics à suspendre le paiement des péages durant la période estivale. Une idée alors plébiscitée par les Français, durement touchés par la crise économique et sanitaire : « Cela démontre que nos concitoyens veulent des réponses très pragmatiques pour améliorer leur pouvoir d’achat. La gratuité des péages, c’est un effet direct et concret sur le portefeuille des Français. On estime à 80 euros l’économie qui serait réalisée par chaque famille, ce n’est pas rien ! En outre, cette idée envoie un message positif », expliquait Carole Delga en juin 2020. L’élue locale a raison sur ce point : l’effet psychologique d’une mesure de gratuité (même temporaire) est positif. Mais elle ne serait viable que parce que temporaire justement.

 

Période électorale oblige, la gratuité des transports revient sur le tapis partout. En Nouvelle-Aquitaine, tous les candidats aux régionales se sont prononcés sur la question. Concernant le transport ferroviaire, le président de région sortant, le socialiste Alain Rousset, estime que l’on « est déjà presque à la gratuité » et que « les abonnements permettent de considérablement réduire les coûts ». La centriste Geneviève Darrieussecq, elle, n’est « pas favorable à la gratuité parce que rien n’est jamais gratuit », mais est « favorable au soutien des personnes en difficulté ». Le candidat écologiste Nicolas Thierry est pour un entre-deux : « Je suis pour une gratuité partielle. Elle s’appliquerait aux jeunes jusqu’à 25 ans et aux chômeurs ». Clémence Guetté, de la France insoumise, va plus loin : « Nous souhaitons la gratuité pour tous et pas seulement les publics prioritaires. C’est une question d’équité et de justice sociale. Les moyens financiers ne doivent pas être un frein à la mobilité », sans préciser qui va payer au bout du compte. La question de la gratuité est idéologique et le clivage politique est finalement très classique sur ce point. Mais toutes ces mesures de gratuité ont un coût réel : à Paris, où l’équipe d’Anne Hidalgo compte-t-elle trouver 27,6 millions d’euros ? À quel horizon cette facture sera-t-elle payée et par qui ? C’est toute la question.

 

Le seul enjeu qui vaille : la justice sociale

 

La question peut paraître étrange, en effet : qui paye ce qui est gratuit ? Reprenons l’exemple du secteur routier. Pour le réseau des autoroutes françaises concédées, l’idée de renationalisation revient régulièrement dans le discours politique, à gauche comme à droite. En 2020, le leader de Debout la France, Nicolas Dupont-Aignan (à droite de la droite), s’érigeait contre les péages payants : « Renationalisons-les pour les rendre gratuites : c’est possible et ce serait une bonne affaire pour le contribuable ». Tout le monde n’est pas du même avis. Selon le site d’informations routières info-autoroute.com, rendre les autoroutes gratuites aurait un effet pervers sur tous les contribuables français : « Un réseau autoroutier sans péage reviendrait à augmenter les impôts de chaque contribuable de 230 euros ». Le chiffre est à discuter bien sûr mais, quel que soit le montant exact, la facture finale serait automatiquement transférée de l’utilisateur-payeur au contribuable. Une mesure antisociale par excellence. Pourquoi les citoyens ne possédant pas de voiture devraient-ils payer pour ceux qui en ont, comme c’est le cas aux Pays-Bas ou en Belgique ?

 

Selon Olivier Babeau, économiste et professeur en sciences de gestion à l’Université de Bordeaux, c’est l’idée même de gratuité qu’il faut redéfinir : « Annoncer qu’un service devient gratuit, c’est pour le citoyen qui ne consommait pas ce service une bien mauvaise nouvelle. Le mot « gratuit » devrait être interdit en politique, assimilé à une sorte de publicité mensongère. […] La gratuité de tel ou tel transport n’est pas un cadeau mais une forme de répartition différente du coût. Rendre les autoroutes gratuites, par exemple, signifierait qu’au lieu de faire reposer le coût sur ceux qui les empruntent, leur financement et leur entretien reposeraient sur l’ensemble des contribuables, y compris ceux qui n’en profitent pas ».

 

Qui dit gratuité pour les uns, dit donc impôts pour les autres. Les professionnels du secteur autoroutier font un autre calcul, en prenant leurs investissements et le manque à gagner en cas de gratuité en compte. Mais ils arrivent sensiblement à la même conclusion. Arnaud Quémard, directeur général de Sanef, défend le modèle français, égalitaire, selon lui : « Nous sommes dans un modèle très critiqué et pourtant très vertueux : celui de l’utilisateur-payeur. Quand on paye le péage d’une autoroute, on paye les investissements, l’amortissement de sa dette et son entretien. Lorsque l’on ne circule pas sur l’autoroute, on ne le paye pas, par opposition aux autoroutes dites gratuites qui sont financées par les impôts »Les usagers de l’A15 en Normandie le savent : cette autoroute est apparemment gratuite. Pourtant, via leurs impôts, ils ouvrent bel et bien leur portefeuille.

 

 

En fait, il faudrait donc parler de « gratuités » au pluriel. Plusieurs modèles sont possibles, certains étant souhaitables, d’autres non : les uns permettent d’offrir des services au plus grand nombre et souvent aux plus défavorisés ; les autres font peser la charge financière globale sur l’ensemble des citoyens, y compris les plus fragiles. Un véritable non-sens dans la société d’aujourd’hui.

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