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12 / 02 / 2014 | 38 vues
Roman Bernier / Membre
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Droit du personnel navigant aérien : l’Europe en quête d’une jurisprudence

Revenons deux ans arrière. Nous sommes en 2012. À l’époque, le Parlement européen, en réponse à une explosion de contrats précaires tant au niveau de la rémunération que de la protection de l’emploi, prenait une décision courageuse : celle d’accorder une protection sociale au personnel navigant aérien, victime collatérale d’un dumping en pleine explosion chez les compagnies à bas coût sillonnant le ciel européen. Las. L’année 2014 s’ouvre, et l’Europe sert encore de paravent à une forme de dumping.

Contrat zéro-heure et « pavillon de complaisance »

À la faveur de révélations médiatiques, les méthodes salariales controversées de plusieurs compagnies aériennes ont été révélées. Bien que plusieurs d’entre-elles soient concernées (notamment easyJet et Vueling), c’est Ryanair qui a le plus fait parler d’elle en ayant massivement recours à des contrats irlandais. Ces contrats (baptisés zéro-heures outre-Manche) sont à la base du succès de l’entreprise depuis une décennie, entraînant selon ses rivales une distorsion de concurrence, bien que les affaires aient pris plusieurs années pour éclater. On se souvient bien sûr de la porte claquée à Marseille en 2011, du boycott national initié par le Premier Ministre norvégien suite au scandale des « contrats d’esclave » etc. Mais jusqu’à présent, les actions lancées n’ont pas encore porté leurs fruits : la faute des acrobaties judiciaires perpétuelles, des pourvois, de cours nationales en cours européenne, qui permettent d’allonger la procédure ad infinitum.

D’ailleurs, si la directive européenne a, en pratique, accordé la sécurité sociale au personnel navigant aérien, elle n’a pas statué sur le droit du travail qui leur est alloué. C’est sur ces bases que peuvent jouer les compagnies aériennes pour continuer à maintenir la pression sur ses salariés en n’appliquant pas le droit national du travail.

En outre, pour éviter l’envolée du coût du travail, Ryanair (et peut-être les autres ?) joue déjà le coup d’après. Il aurait ainsi recours à de faux-indépendants, par le biais de nombreuses compagnies fantômes pour se départir de ses charges sociales envers ses pilotes. Un nouvel arrivant chez Ryanair se retrouve ainsi embauché par la société d’intérim Brookfield Aviations Ltd, forcé de choisir parmi des comptables imposés pour enfin conduire sa micro-entreprise qui offre ses services de pilotes aux entreprises.

La ruse est connue mais il a fallu attendre qu’un journal comme Capital se rende en Irlande pour constater que le bâtiment censé abriter les sociétés irlandaises des pilotes était désespérément vide

À ce jeu-là, Ryanair est loin d’être le seul. Fin 2013, la compagnie norvégienne Norwegian Air Shuffle lançait un modèle salarial basé sur deux filiales : l’une irlandaise, l’autre norvégienne, dans le but de passer outre la protection sociale de ses salariés. Actuellement, la compagnie a déjà recours àl’exploitation de contrats thaïlandais pour diminuer au maximum ses coûts et transformer l’essai du low-cost dans le long-courrier. Cette pratique a été comparée, à raison, avec la tristement célèbre utilisation du « pavillon de complaisance », très connu de la marine marchande.

Jouer la montre : petit traité sur l’empêtrement juridique

Si l’objectif original de la directive européenne sur le droits des travailleurs du secteur aérien visait à établir une certaine transparence et une égalité de traitement, force est de constater qu’une parade juridique existe. Reprenons l’exemple de Ryanair à Marseille. L’affaire a éclaté en 2011. Le procès a eu lieu en 2013. Un appel, que Ryanair va très certainement perdre au vu de la jurisprudence précédente, suivra automatiquement auprès de la Cour de Justice européenne. L’objectif : réussir à convaincre que l’affaire relève du droit européen et non du droit national.

Un argument massue que la compagnie ressort à chaque cas litigieux et dont l’efficacité a déjà fait ses preuves. Ainsi, à la faveur d’un appel auprès de la Cour suprême norvégienne, Ryanair a pu annuler le jugement précédent sur la base de cet argument.

De même, la cour belge a reconnu que le recours de six hôtesses de l’air contre la compagnie pour violation du droit du travail n’était pas recevable dans la mesure oùl’affaire relevait du droit européen.

Cette manie de faire traîner le procès en longueur permet également de faire annuler rétrospectivement des jugements en relevant les vices de procédure, une pratique habile qui a permis à Ryanair de se faire dédouaner dans le cadre de l’affaire Promocy sur les questions d’aides d’État illégales. Le procès dure ainsi depuis dix ans.

Ce marathon permet de diluer efficacement l’action de la justice, ce qui revient à se demander si l’action européenne a une quelconque utilité à ce jour

L’action nationale, le seul garde-fou ?

Il semble qu’en tout état de cause, le seul garant d’une action efficace pour la protection des droits des travailleurs aériens reste l’État. Une position que l’Union européenne a reconnu elle-même, du bout des lèvres, lors d’une audition. Ainsi, comme le montre un exemple italien récent, la fermeté de la Cour de Cassation sur le recours de Ryanair a forcé cette dernière à poursuivre son procès en Italie : il y a fort à parier que la compagnie fera appel du jugement en Europe. De même, le fait que l’irlandaise (ainsi que Norwegian Air Shuffle) ait plié en Norvège et accepté d’adapter ses contrats est une première : qui s’explique probablement par le fait que la Norvège ne fait pas partie de l’Union européenne, ce qui écarte le spectre d’une jurisprudence européenne défavorable.

Là est le drame. Sans une jurisprudence exemplaire, les pourvois à l’échelle européenne continueront et la politique de la guerre d’usure employée par les transporteurs fera loi. Quant au statut de faux indépendant en Europe, il serait temps de prendre à bras le corps cette problématique et encadrer une bonne fois pour toutes.

Hélas, à ce jour, cette cause manque cruellement d’un chevalier blanc pour la défendre. Quel politique s’élèvera pour lutter contre ces discriminations ? Quel journaliste ? Quel syndicat ?

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