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29 / 10 / 2015 | 7 vues
Jacky Lesueur / Abonné
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Réforme de l'ENA : l'occasion de faire bouger certaines idées arrêtées

Philippe Soubirous, secrétaire fédéral de la Fédération générale des fonctionnaires et membre du conseil d'administration de l'ENA, livre ses réflexions sur la réforme de cette instutition dans une interview exclusive pour Miroir Social.

L'ENA va fêter ses 70 ans. N'y a-t-il pas eu, au fil des ans, une dérive des objectifs que les fondateurs lui avait assignés ? Qu'en est-il du principe républicain de l'égal accès aux plus hautes fonctions de l'État ?
Pour Force Ouvrière, le recrutement par concours reste le socle indiscutable pour un accès égal et transparent à la fonction publique. Pour autant (et c’est une évidence), il ne neutralise pas les biais qui discriminent à l’entrée, notamment dans la haute fonction publique administrative tant il est vrai que la mise en œuvre d’un concours (contenu, forme des épreuves) construit implicitement un profil du candidat type.

La reconnaissance du mérite est une chose, la ségrégation en est une autre !
À l’ENA, c’est HEC, Sciences-Po Paris. Pour preuve, les Sciences-Po de province, les cursus universitaires dont ceux des enseignants, réussissent l’ENA seulement « au deuxième tour », grâce au concours interne. Quant à la troisième voie, elle butte sur les différences culturelles public/privé. La baisse des effectifs accentue ce phénomène en renforçant la sélectivité. Une fois passé le concours d’admission, la sélection se poursuit à travers ce que produit le rang de classement. Nous ne le remettons pas en cause par principe mais par ce qu’il produit : 2 points d’entrée dans la carrière selon que le lauréat sort dans un grand corps (Conseil d’État, Cour des Comptes, Inspection générale). La reconnaissance du mérite est une chose, la ségrégation en est une autre !

Le 26 octobre, le Premier Ministre, Manuel Valls, déclarait à l’occasion d’un comité interministériel à l’égalité et à la citoyenneté : « Il n’y a pas assez de hauts fonctionnaires issus des milieux populaires et ce n’est pas normal. Le décalage entre les élites et la société est trop important ». Affirmant souhaiter renouveler les origines sociales des élèves des écoles administratives : « Les 75 écoles de formation devront s’engager au premier semestre 2016 sur un plan permettant de renouveler les origines sociales de leurs étudiants pour une mise en œuvre à la rentrée 2016.

C’est une antienne politique, répétée à l’envi. Fixer un objectif de diversification de recrutement, « il s’agit de donner sa chance à chacun, vraiment à chacun », appelle un travail considérable très en amont. Le bilan des classes préparatoires intégrées est en demi-teinte. On constate qu’il constitue une aide indéniable à la réussite aux concours de catégorie A mais pas de franchir la porte de l’ENA. Pour FO, l’effort doit porter plus tôt (dès le lycée), en donnant les moyens de la réussite (programmes scolaires ambitieux, bourses, internats…) et surtout en continuant d’utiliser le statut général des fonctionnaires comme ascenseur professionnel et social. D’où la nécessité de faire sauter les verrous.

On a souvent évoqué la nécessité de réformes qui ont souvent fait long feu...La ministre de la Fonction publique vient d'initier un groupe de travail pour réfléchir aux modalités d'accès aux grands corps. Que faut-il en penser ?

Sachant que la lettre de mission [i] ne s’étend pas sur la motivation politique de l’installation de ce groupe de réflexion, il est permis de supputer. Je retiens que sa composition apporte néanmoins un éclairage intéressant. (Bernard Ramanantsoa, ancien directeur général d’HEC ; Bernard Boucault, ex-préfet de police de Paris et surtout ancien directeur de l’ENA (2007-2012) ; l’universitaire Maya Bacache-Beauvallet, professeur en sciences économiques à Telecom ParisTech ; Elsa Pilichowski, conseillère à l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ; Christian Forestier, ancien administrateur général du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) et spécialiste de l’éducation à gauche depuis 1981). Sa diversité témoigne d’une volonté de traiter le sujet hors des cénacles.

Le gouvernement précédent avait fait de la suppression du rang de classement un axe fort de sa politique de recrutement dans la haute fonction publique. Permettre aux administrations de recruter selon leurs souhaits et attentes sans voir imposer le choix d’un lauréat bien placé. Dans tous les pays, les relations entre les élus et l’encadrement dirigeant sont compliquées. La tentation est grande de s’allier la technocratie quand on est au pouvoir. D’où les nominations à caractère politique, lesquelles débouchent sur le « spoils system » [ii]. Cette tentative de supprimer le rang de classement dont le choix du candidat à décider de son affectation en fonction de son mérite et son appétence traduit cette pression de l’appareil d’État sur la fonction publique. Théoriquement introduite en 2009, la suppression du rang de classement a achoppé sur « la botte » [iii]. Venue du plus prestigieux des grands corps, le Conseil d’État, la réplique a été juridique. Les juges administratifs doivent être nommés sur la base du classement de l’ENA.

D’où notre interrogation : sortir les grands corps du recrutement par l’ENA [iv] serait-il dans l’esprit du gouvernement un moyen de justifier la remise en cause du classement ?
 
Selon vous, quelles seraient  les réformes majeures à engager en termes de recrutement, de formation et de conditions d'accès aux « grands corps » ?

Pour la FGF-FO, l’avenir des grands corps (car il s’agit de cela, au fond) doit être pensé dans un projet plus large de réforme de la catégorie A et de l’encadrement supérieur en particulier.

Lorsque la majorité des recrutés en catégorie type ont au moins le niveau bac+5, l’encadrement supérieur doit donc être distingué et consolidé dans le statut.C’est pour cela que nous revendiquons la création d’une quatrième catégorie A+. Le corolaire en est la normalisation du passage entre A et A+ à l’instar des promotions de corps entre les autres catégories. Qui peut penser l’emploi public attractif pour un jeune attaché si sa marge de progression vers des responsabilités supérieures dépend d’un tour extérieur ou du concours interne de l’ENA dont les statistiques démontrent qu’il est devenu l’épreuve de rattrapage du concours externe et non un accès tenant compte de l’expérience acquise ?

Des constats s’imposent : le recentrage des missions sur la stratégie et le contrôle, le besoin en cadres qui en découle, l’augmentation du niveau d’instruction des jeunes entrant sur le marché du travail.

Dès lors, il faut admettre que les carrières de la fonction publique doivent traduire cet état de fait et proposer des parcours professionnels en conséquence. Lorsque la majorité des recrutés en catégorie type ont au moins le niveau bac+5, l’encadrement supérieur doit donc être distingué et consolidé dans le statut.

Pour cela, il paraît nécessaire de faire bouger certaines idées arrêtées : celle de l’égalité des chances entre élèves de l’ENA sortis AC et ceux sortis dans un grand corps. Ce n’est pas parce que, à terme, les corps prestigieux d’IG et du Conseil d’État sont nourris d’arrivées de fonctionnaires au parcours remarquables que la différenciation statutaire doit être maintenue en amont.

L’accès direct au grands corps en sortie d’ENA nous paraît relever d’une organisation obsolète de la haute fonction publique. Il engendre des effets pervers en contradiction avec l’esprit du statut. Commencer sa carrière AC et la finir dans un grand corps implique de ne pas s’éloigner du pouvoir. Les allers et retours, cabinets ministériels et administrations centrales remettent en cause la garantie de dérouler une carrière hors de l’influence politique. Pour la FGF-FO, il faut renforcer la neutralité de la haute fonction publique.
Dans notre proposition, le corps de sortie d’ENA serait celui des administrateurs civils (corps en trois grades comme actuellement). Leur affectation couvrirait les ministères, les établissements publics, l’administration territoriale de l’État, les juridictions etc. À l’issue du premier grade, serait ouvert, selon les modalités statutaires ordinaires, l’accès à des corps de débouchés correspondants aux grands corps actuels (Conseil d'État, Cour des Comptes et inspections générales des affaires sociales, de l’administration et des finances) comme le sont aujourd’hui d’autres (inspection générale de l’éducation nationale, de l’agriculture…) ou le contrôle général économique et financier et le contrôle général des armées [v].


[i] « Le Premier Ministre a demandé à Marylise Lebranchu de réfléchir aux modalités d’accès aux grands corps, actuellement accessibles aux élèves sortant de l’ENA et de lui proposer des mesures de réforme qui lui sembleront les plus nécessaires et les plus consensuelles ».

[ii] Le système des dépouilles (« spoils system ») repose sur le principe selon lequel un nouveau gouvernement doit pouvoir compter sur la loyauté partisane des fonctionnaires, et donc remplacer ceux qui sont en place par des fidèles.

[iii] Se retrouver dans la « botte » (les quinze premières places), permet accéder aux grands corps, les plus prestigieux et qui garantissent une carrière.

[iv] Il existe aussi des recrutements dans ces corps en cours de carrière par les tours extérieurs, très discrétionnaires.

[v] Le cas du CGA présente l'avantage d'être à la fois un corps de seconde carrière mais aussi un corps avec forte sélectivité à l'entrée, ce qui le protège de nominations politiques.

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