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ESS : Attention aux (im-)postures et contresens !
Il s’agirait de leur substituer une définition qui intégrerait des considérations sociales, environnementales voire sociétales à travers une prise en compte des « parties prenantes ».
Pour reprendre la terminologie anglo-saxonne qui semble prévaloir dans les milieux gouvernementaux (cf. la fin de cette chronique), il conviendrait, au-delà des « shareholders », de passer aux « stakeholders ».
Cette démarche qui peut paraître séduisante (et ne manquera pas de séduire certains jusque dans nos cercles) appelle cependant quelques remarques sur la manière dont elle est menée, sur le fond de la question mais aussi sur la sollicitation des concepts de l’économie sociale et solidaire dans le débat ainsi ouvert.
Un binôme « patronal »
La mission exploratoire a été confiée à un binôme constitué de Nicole Notat et de Jean Dominique Senard. S’agissant de ce dernier la chose est claire, le président de Michelin est un grand patron, dit social, dont la candidature à la succession de Pierre Gattaz à la tête du MEDEF a semblé poser des questions statutaires notamment.
Concernant Nicole Notat, la situation est plus complexe. Elle est en effet dirigeante de Vigeo, dont la plupart des actionnaires sont des grandes sociétés cotées. La présenter, comme cela a été fait, eu égard à un passé lointain maintenant, comme « syndicaliste » est autant un abus de langage que si, en ces pré-commémorations de mai 1968, on continuait à présenter Denis Kessler ou Philippe Sollers comme des « maoïstes » ; ils l'ont été mais ne le sont plus.
Le binôme est donc clairement « patronal », mais cela n’est a priori pas choquant car c’est de la définition légale des sociétés qu’ils représentent tout deux qu'il est question.
RSE : préoccupation de délégitimer toute régulation publique
L’intégration des parties prenantes à la définition de l’entreprise peut paraître comme un progrès mais sa mise en œuvre, si l’on se réfère aux « modèles » et aux précédents, semble plus problématique.
Une récente réunion des « administrateurs salariés » de la CFDT, déjà présents dans les très grandes entreprises, laisse planer un doute sur la démarche : réunions formelles précédées de réunions effectives hors leur présence, parole refusée, diffusion des informations ainsi recueillies interdites…
Le même constat a été fait au sein de la CFE-CGC et des administrateurs CGT ont été poursuivis pour avoir porté à la connaissance de leurs mandants des éléments tirés des instances dont ils étaient censés être « parties prenantes ».
On se réfère volontiers aussi à la cogestion « à l’allemande ». Pour ne prendre que l’exemple emblématique de Volkswagen, on s’aperçoit que la présence d’administrateurs salariés en nombre significatif n’a en rien changé fondamentalement les stratégies de délocalisations et réduction d’effectifs (versant social) ou la fraude organisée sur les pollutions (versant environnemental).
Tout cela relève le plus souvent du « cosmétique » ou plus du « politique ». Comme à travers les pratiques de la responsabilité sociale des entreprises (sur cette dernière, on lira utilement le chapitre qui lui est consacrée dans Le temps des investis de Michel Feher aux éditions de La Découverte) il y a principalement la préoccupation de réduire, voire de délégitimer, toute régulation publique, pour renvoyer aux seules entreprises l’essentiel de la responsabilité des règles sociales et des normes environnementales, ce sans réellement changer le pouvoir déterminant des actionnaires propriétaires.
Les râles étranglés de Pierre Gattaz ne font que donner une crédibilité à une démarche qui renvoie fondamentalement à l’affirmation, dans le Guépard de Lampedusa, selon laquelle il faut que tout change pour que rien ne change.
Idéalisation de l’ESS
S’agissant de la sollicitation de l’ESS dans la débat enfin. Se référer aux « valeurs de l’ESS » ou au modèle coopératif dans ce débat, comme le font par exemple Romaric Gaudin sur Médiapart, ou François Morin dans sa tribune de la même publication, paraît relever d’un certain contresens ou d’une certaine confusion qui renvoie ou à une méconnaissance ou à une idéalisation de l’ESS (ceci expliquant en toute bonne foi cela).
Pour porteuses de solidarité, d’engagements citoyens, de considérations écologiques ou autres, qu’elles soient (ou du moins qu’elles devraient être), les entreprises de l’ESS n’associent pas, pour la plupart, l’ensemble des « parties prenantes » des champs où elles interviennent.
En premier lieu, pour le plus grand nombre, elles n’intègrent pas (ou très insuffisamment) les salariés à leur conduite (Je me permets ici de renvoyer à ma tribune dans le supplément « Mois de l’ESS » de L'Humanité Dimanche intitulé « L’hypothèse coopérative »). C’est sans doute cette question de la place du travail et des travailleurs dans les démarches d’ESS qui sera un déterminant pour l’avenir du secteur et elle sera au cœur de la prochaine session des rencontres de la Plaine, le 24 mars à la Bourse du Travail de Saint-Denis. Comme association de l’ensemble des parties prenantes à un projet commun, il n’y a guère que les sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) qui connaissent un très intéressant développement.
Mais ce qui fonde l’ESS surtout et n’est pas réductible à la place de tel ou tel dans son processus, c’est le triptyque « propriété sociale collective » (sociétés de personnes et non de capitaux), « démocratie » (sur la base une personne-une voix) et « non-lucrativité » (c’est-à-dire non-appropriation spéculative des résultats).
Au-delà de nos rêves, rien ne laisse à penser que le binôme Notat-Senard et l’Assemblée macronienne iront jusqu’à faire de ce triptyque le modèle de l’entreprise française.
Tout mésusage de l'ESS, aussi bienveillant puisse-t-il être, dans ce débat ne fera en fait que renforcer l’indétermination dans laquelle trop veulent la tenir, notamment à partir de la confusion provoquée par la promotion du seul « entrepreneuriat social » ou de la très nébuleuse « innovation sociale ».
S’agissant de cette dernière qui recouvre sans aucun doute des pistes intéressantes dans les évolutions sociales et environnementales, regrettons pour l’heure à nouveau le recours à la novlangue globish qui tend à couvrir l’imprécision des choses d’une appellation qui se veut moderne.
Le Haut Commissaire Christophe Itier relève très souvent qu'« ESS » et « économie sociale et solidaire » sont mal comprises par la plupart des gens. Signalons cependant que le terme a tant bien que mal fait son chemin dans les instances européennes et jusqu’aux événements associés (side-events) de l’Assemblée générale des Nations-Unies (notamment avec l’action persévérante de Thierry Jeantet). Pense-t-il vraiment que « French impact » sera mieux perçu ?
De Frédéric Le Play à Charles Gide puis Henri Desroche, l’économie sociale aura mûri et survécu près de deux cents ans et est désormais un bien commun mondial. Quel destin sera celui de French impact ? ▪
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