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15 / 10 / 2020 | 1599 vues
Hermann Martial NDJOKO / Membre
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L’incompétence juridique des conseillers prud’hommes en question

En France, on dénombre 210 Conseils de prud’hommes[1], pour 14.512 postes de conseillers prud’hommes[2]. Ne faudrait-il pas tous les supprimer ?  La question peut paraître osée, mais elle mérite d’être posée ; tant sont nombreuses les critiques dont fait l’objet la prud’homie et qui, loin de la voir comme l’avatar d’un certain idéal moderne de justice[3], la dépeignent davantage comme une institution désincarnée[4]. Parmi ces critiques, il y en a au moins une qui est des plus récurrentes : l’incompétence juridique des conseillers prud’hommes. En effet, les insuffisances en matière de compétence juridique des conseillers prud’hommes sont régulièrement mises en lumière, que ce soit dans les études[5], dans les chroniques de praticiens du contentieux du travail[6], ou tout simplement par les acteurs du monde professionnel.[7] Par compétence juridique, nous entendons notamment, la connaissance du droit du travail – et accessoirement de la procédure civile[8] – l’aptitude à l’analyse et au raisonnement juridiques (herméneutique juridique, syllogisme juridique, etc.), la maîtrise du langage et de la rédaction juridiques.
 

A titre liminaire, il est important et opportun de rappeler comment sont désignés les conseillers prud’hommes. Avant 2017, ils étaient élus respectivement par les salariés et les employeurs. L’ordonnance n° 2016-388 du 31 mars 2016 a modifié les règles de cette désignation, en passant de l’élection à la nomination. Désormais, les conseillers prud'hommes sont désignés conjointement par le ministre de la justice et le ministre chargé du travail, tous les quatre ans, sur proposition des organisations syndicales et professionnelles.

Les conditions requises sont les suivantes[9] :

 

  • 1° Etre de nationalité française ;
  • 2° Ne pas avoir au bulletin n° 2 du casier judiciaire de mentions incompatibles avec l'exercice des fonctions prud'homales et n'être l'objet d'aucune interdiction, déchéance ou incapacité relative à leurs droits civiques ;
  • 3° Etre âgés de vingt et un ans au moins ;
  • 4° Avoir exercé une activité professionnelle de deux ans ou justifier d'un mandat prud'homal dans les dix ans précédant la candidature. C’est tout...
     

Ainsi, aussi surprenant que cela puisse paraître, aucune connaissance en droit, aucune qualification juridique quelconque, ne sont exigées pour exercer les fonctions de conseiller prud’hommes. Plus qu’une exception, c’est une étrangeté en Europe ! Cette situation est somme toute aberrante pour une institution qui fait partie intégrante de l’ordre judiciaire et qui, de ce fait, est censée rendre la justice. A toutes fins utiles, nous tenons à préciser qu’il n’est point question pour nous, dans le présent billet, d’essentialiser les conseillers prud’hommes. La prud’homie n’est pas un univers homogène où toutes les biographies seraient identiques. On y trouve des personnes pétries de consistance et de rigueur intellectuelles, et ayant acquis des savoirs et des savoir-faire juridiques n’ayant rien à envier à ceux des juristes professionnels[10]. Toutefois, force est de relever, pour le déplorer, qu’on y trouve aussi, trop souvent, des profils dont les compétences juridiques sont au mieux, rudimentaires, au pire, inexistantes.  Or, le mandat prud’homal est un mandat bien spécifique « dans la mesure où il requiert des compétences juridiques que tous les conseillers n’ont pas »[11]. C’est ce qui pose problème.
 

I - Un déficit de compétences juridiques, source d’un déficit d’acceptabilité des jugements


Il suffit d’avoir lu un certain nombre de jugements de conseils de prud’hommes pour se rendre à l’évidence du problème : motivation lapidaire, argumentation lacunaire, fautes d’orthographe et de grammaire… La réalité laisse ainsi, trop souvent, perplexe. Ce constat – qui au demeurant n’est pas du tout un jugement de valeur de notre part – est objectivé notamment par les rapports émanant du ministère de la justice[12] et du Sénat[13], par les récits de greffiers travaillant au sein même de ces conseils de prud’hommes[14], ou même par les avis de magistrats chevronnés. Par exemple, Gérard Gélineau-Larrivet, président honoraire de la chambre sociale de la Cour de cassation, admet le fait que les décisions des conseils de prud’hommes ne sont pas toujours rendues selon les canons habituels et sont même parfois trop elliptiques tant sur le plan des faits qu’au niveau de l’analyse juridique[15].

 

L’un des points sur lesquels les jugements des conseils de prud’hommes pèchent le plus, est la motivation, c’est-à-dire l’action de donner les motifs pour justifier rationnellement en fait et en droit une décision[16]. Il s’agit d’un exercice technique qui ne s’improvise pas[17], car il doit répondre à certaines exigences méthodologiques : une véritable réponse aux moyens des parties ; une juste appréciation des faits et des preuves ; l'application des règles de droit appropriées[18]. Comme l’indique Antoine Bolze, la motivation est à la fois une justification pour convaincre et une explication pour faire accepter la décision. C’est elle qui fait que le justiciable soit en mesure de comprendre la décision qui est rendue, surtout si elle lui est défavorable[19]. Or, « le passage d’un délibéré oral et collégial à la rédaction d’un jugement motivé s’avère parfois un exercice difficile pour des conseillers qui exercent par ailleurs des métiers très éloignés du monde juridique »[20].

 

La motivation du jugement et l’acceptation de celui-ci sont intimement liées. Ainsi qu’il ressort du rapport sénatorial du 10 juillet 2019[21], un justiciable aura d’autant plus souvent tendance à faire appel d’une décision qui lui est défavorable que sa motivation lui semblera insuffisante ou incompréhensible. La défaillance dans la motivation des jugements des conseils de prud’hommes ne peut que donner au justiciable, à juste titre, le sentiment d’être face à l’arbitraire. Pour preuve, 61,2% des jugements des conseils de prud’hommes sont contestés en appel[22]. C’est le taux d’appel le plus élevé de toutes les juridictions civiles françaises[23] – Or, pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme, « Il incombe aux Etats contractants d'organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d'obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civile dans un délai raisonnable »[24] – A l’aune de ce triste record, le moins que l’on puisse dire est que la justice prud’homale n’inspire pas confiance. Ce qui n’est guère étonnant. Quelle confiance aurait un patient envers un « médecin » lui appliquant des soins sans avoir appris la médecine ? Quelle confiance devrait avoir le justiciable en des « juges » du travail qui n’ont pas appris le droit du travail ? Pourtant, « l'objectif majeur de tout système judiciaire doit être de faire en sorte que les citoyens aient confiance dans le fonctionnement des organes en charge du règlement des litiges »[25].

 

II - Les conseillers prud’hommes, juges du droit ou de l’émotion ?

 

Il ressort du rapport du 10 juillet 2019 du Sénat sur la justice prud’homale que « le bon fonctionnement des conseils de prud’hommes dépend fortement de la personnalité des conseillers, en particulier des présidents et vice-présidents des CPH, ainsi que des présidents et vice-présidents de section, qui dirigent de fait les débats et les travaux des sections… »[26]. Le rapport conclut qu’une telle situation n’est pas satisfaisante du point de vue du justiciable, au regard du principe d’égalité devant la justice.

 

Aussi, comme le rappelle Alain Lacabarats, président de la chambre honoraire à la Cour de cassation, « la principale obligation que tout juge doit observer est celle de l'impartialité, entendue comme l'aptitude à juger sans parti pris ou préjugé, en fonction de la seule application des règles de droit applicables au litige[27] ». En l’espèce, cette exigence découle des dispositions pertinentes de l’article 12 du code de procédure civile, aux termes duquel « le juge tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables ». Il ne doit donc se déterminer ni par la sentimentalité ni par l’équité[28]. Outre l'impartialité du juge, son indépendance et sa compétence, sont des conditions essentielles à la crédibilité de l'action des tribunaux[29]. Or la qualité juridique de certains jugements des conseils de prud’hommes est loin de satisfaire ces exigences élémentaires.  La situation est d’autant plus grave que « de nombreux conseillers prud’homaux revendiquent le caractère partisan de leur intervention »[30]. Dans le prolongement, des chercheurs ont établi que pour nombre de conseillers prud’hommes salariés, « exercer le mandat prud’homal, ce n'est pas seulement « juger en droit », mais c’est aussi « faire du social »[31] ; ce qui signifie se positionner en faveur de ceux qui se retrouvent en difficultés, juridiques et économiques. Un tel état d’esprit des conseillers n’est pas de nature à leur donner la légitimité juridique qui leur fait défaut. La légitimité juridique s’acquiert par l’application juste et dépersonnalisée de la règle de droit. De ce point de vue, « le droit joue un rôle de mise à distance de l’émotion »[32].

 

Pour trancher sur la base des règles de droit, encore faudrait-il connaître lesdites règles. Sinon, comment peut-on raisonnablement appliquer un droit aussi technique et en évolution permanente que le droit du travail, quand on n’en est soi-même qu’un profane ?[33] Pourquoi espérer des justiciables qu’ils acceptent « naturellement » des verdicts émanant de personnes n’étant pas plus dotées de savoir juridique que le citoyen lambda ? A priori, nous dit-on, les conseillers prud’hommes auraient le « grand atout » de connaître le monde de l’entreprise, contrairement aux magistrats professionnels[34]. Cet argument ne nous semble pas pertinent. D’abord parce que les magistrats professionnels, à supposer qu’ils ne connaissent pas le monde de l’entreprise, connaissent au moins le monde du travail puisqu’ils sont des employés de l’Etat (fonctionnaires). Ensuite, parce que nombre de factualités sur lesquelles ils sont amenés à se prononcer, comme celles relatives à la discrimination et au harcèlement, ne sont ni propres au monde de l’entreprise, ni fondamentalement différentes selon qu’elles se vivent ou se pratiquent dans la fonction publique ou dans l’entreprise privée. Enfin, parce que dans l’organisation judiciaire actuelle, le contentieux du travail se répartit entre 6 juges au moins, dont la plupart sont des juges professionnels :

 

  • le juge prud'homal, pour les litiges individuels nés du contrat de travail ;
  • le juge administratif (juge professionnel), dès lors que le contentieux fait intervenir l'autorité administrative ;
  • le juge départiteur (juge professionnel), lorsque les conseillers prud’hommes n’arrivent pas à se départager ;
  • le tribunal judiciaire (juge professionnel), pour les contentieux collectifs ;
  • le juge pénal (juge professionnel), en cas d'infraction à la législation du travail ;
  • le tribunal de commerce, en cas de procédure collective.

 

Au surplus, les litiges du travail sont traités exclusivement par des juges professionnels dans plusieurs pays européens comme l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, sans que la qualité de la justice qui y est rendue ne soit des moindres.

 

En tout état de cause, si l’intérêt de la justice prud’homale réside dans la connaissance qu’ont les conseillers des réalités du monde du travail, il n’en demeure pas moins que la fonction de juge exige des connaissances juridiques. Cela est d’autant plus vrai que le droit du travail s’est complexifié depuis quelques années[35]. A choisir, nous pensons qu’il vaut mieux avoir affaire à un juge qui ne connaît pas le monde de l’entreprise, qu’à un juge qui ne connait pas le droit. Convenons-en bien, pas plus qu’on n’aimerait être soigné par un « médecin » qui n’a pas appris la médecine, on n’aimerait pas non plus être jugé par un « juge » qui n’a pas appris le droit ; « l'activité juridictionnelle implique une formation juridique approfondie qui doit être au surplus sans cesse renouvelée en raison de l'évolution constante et rapide, du droit »[36].

 

III - Une formation sommaire, impropre à conférer la pleine légitimité juridique attendue d’un juge 

 

La formation des conseillers prud’hommes est une condition essentielle à la qualité de la justice prud’homale[37]. Même le recueil de déontologie des conseillers prud’hommes admet le lien indispensable entre compétence juridique et justice de qualité : « Le conseiller prud’homme s'engage à suivre une formation initiale et continue afin de disposer des compétences juridiques nécessaires pour rendre une justice de qualité. Le devoir de légalité et l’exigence de compétence du conseiller prud’homme s’expriment dans la maîtrise de la connaissance des lois et des règles applicables, nationales et internationales, de fond comme de procédure. Il implique un impératif de formation initiale et d’actualisation régulière de ses connaissances par la formation continue. N’étant pas nécessairement un professionnel du droit, le conseiller prud’homme a l’obligation d’acquérir les compétences nécessaires à l’exercice de ses fonctions juridictionnelles. Son devoir de formation relève des « devoirs de sa charge »[38].

 

Un début de « professionnalisation » de la fonction prud’homale a été amorcé en 2015[39], avec l’instauration d’une exigence minimale de formation pour les conseillers prud’hommes nouvellement désignés[40]. L’objectif étant de leur permettre d’acquérir les connaissances procédurales et les techniques et méthodologies utiles à l’exercice de leur fonction. Ainsi, par mandat, les conseillers prud’hommes doivent suivre une formation initiale de 5 jours au titre de la formation initiale (dont 3 jours en présentiel et 2 jours à distance), et de 6 semaines au titre de la formation continue[41]. Les 5 jours de formation initiale, délivrée par l’Ecole Nationale de la Magistrature, portent sur les quatre thématiques ci-après : l’organisation administrative et judiciaire ; le statut, l’éthique et la déontologie du conseiller prud’hommes ; le procès devant le conseil de prud’hommes ; la tenue de l’audience et la rédaction des décisions. En parallèle, les conseillers prud’hommes peuvent recevoir, de manière facultative, des formations de la part d’organismes ou d’établissements externes à l’institution judiciaire[42], par exemple, les instituts régionaux du travail[43].

 

Pour autant, ce dispositif de formation se révèle, en l’état, inapte à faire taire les nombreuses critiques décriant l’incompétence juridique des conseillers prud’hommes. Preuve, selon nous, que ledit dispositif est insuffisant.

 

IV - Une situation préjudiciable aux justiciables

 

La responsabilité de trancher les conflits du travail ne doit pas être prise à la légère, tant ceux-ci portent sur des points qui sont d'une importance capitale non seulement pour la situation professionnelle d’un salarié[44], mais également pour la bonne marche d’une entreprise[45]. Malheureusement, ce sont les justiciables – salariés comme employeurs – qui font les frais de l’incompétence juridique des conseillers prud’hommes.

 

D’aucuns objecteront que la cour d’appel est là pour résorber les carences de la première instance. Sauf que la dévolution en appel de l’essentiel des affaires traitées par les conseils de prud’hommes, a pour conséquence fâcheuse d’engorger les cours d’appel et, par ricochet, d’alourdir les délais de règlement des litiges[46] ; ce qui ne répond pas aux normes d’une justice de qualité. De plus, la réalité statistique en appel nous conforte dans l’idée qu’il faut plutôt traiter le problème à la source : le taux de confirmation totale des jugements des Conseils de prud’hommes (28,3 %) est très nettement inférieur à celui constaté pour les appels des autres juridictions (de 46 à 53,6 %)[47].

 

Par ailleurs, l’incompétence juridique de beaucoup de conseillers prud’hommes pénalise davantage les salariés. En effet, s’il tient à être rétabli dans ses droits après avoir été débouté à tort par un Conseil de prud’hommes peu au fait de l’orthodoxie juridique, le salarié sera contraint à une bataille judiciaire longue et coûteuse en appel voire directement en cassation. En 2019 par exemple, la durée moyenne de traitement des affaires en cause d’appel était de 15,4 mois par-devant les conseils de prud’hommes[48], auxquels s’ajoutent en moyenne 13,3 mois par-devant les cours d’appel[49], soit près de 30 mois de procédure[50]. Quant aux coûts, depuis 2016 le ministère d’avocat étant devenu obligatoire en appel, le salarié débouté à tort par l’incurie juridique des conseillers prud’hommes ayant tranché son affaire, n’aura d’autre choix que d’engager des frais d’avocats pour espérer être restauré dans ses droits en appel. Cette contrainte financière pousse d’ailleurs beaucoup à renoncer à leurs droits plutôt que de faire appel. La résignation du fait du coût touche aussi les employeurs, notamment ceux des TPE dont la trésorerie est limitée. Nombre d’entre eux préfèrent alors exécuter des condamnations financières injustes et injustifiées, prononcées à leur encontre par des conseillers prud’hommes juridiquement déficients, dès lors que prendre un avocat pour relever appel leur coûterait plus cher que payer ce à quoi ils ont été condamnés à tort.

 

V - Pour une justice professionnelle plutôt qu’une justice corporatiste

 

La fonction première des conseils de prud’hommes est censée être la conciliation[51]. Hélas, cette vocation principale est en pratique marginale : « le nombre d’affaires résolues par voie de conciliation est particulièrement faible, puisqu’il était en moyenne de 8 % en 2018, variant de 0 à 26 % d’un CPH à l’autre »[52]. Le constat d’échec auquel nous assigne cette vérité statistique, remet en cause le bien-fondé du maintien non pas seulement de l'étape procédurale qu’est la conciliation, mais aussi de la juridiction prud’homale elle-même.

 

Le foisonnement des propositions de réforme de la justice prud’homale[53] n’a d’égal que l’ampleur des critiques que cette juridiction suscite. D’ailleurs, il faut relever d’une part, que même ceux qui soutiennent avec ferveur la préservation de cette institution, concèdent bon gré mal gré le fait « qu’elle n’en est pas moins une institution fragilisée et donc à parfaire, dès lors que le fonctionnement du système laisse à désirer sur certains points »[54]. D’autre part, que « la majorité des conseillers sont bien conscients de leur faible légitimité juridique »[55]. Nous pensons que le contentieux du travail est une affaire beaucoup trop lourde pour les mains de personnes ne maîtrisant pas les contours d’une matière – le droit social – particulièrement complexe et sensible, aux enjeux humains et économiques forts[56]. C’est pourquoi, nous sommes favorable à l’idée que ce contentieux soit confié aux seuls magistrats professionnels, désignés en fonction de leurs aptitudes et connaissances particulières en la matière. A défaut, l’évolution vers l’échevinage[57], serait le minimum à faire dans l’intérêt des justiciables, salariés et employeurs. Du reste, il y va de la considération[58] et de la confiance[59] accordées à la juridiction prud’homale.

 

Cette solution subsidiaire de l’échevinage[60] aura le mérite d’être celle du consensus entre ceux qui priorisent la connaissance du droit (comme nous) et ceux qui ont à cœur la connaissance de l’entreprise et le paritarisme. L’échevinage pourrait alors prendre la forme soit du modèle proposé par le rapport Marshall de 2013[61], et qui ferait du Conseil de prud’hommes une juridiction présidée par un juge professionnel, assisté de deux assesseurs (non professionnels), l’un représentant les salariés et l’autre les employeurs[62]. Soit la forme suggérée par Alain Supiot et qui consisterait en une répartition de la compétence matérielle entre juges professionnels et conseillers prud’hommes[63]. De surcroît, l’échevinage « pourrait contribuer à renforcer la base légale des décisions et à améliorer l'application de la règle de droit. Le faible taux de confirmation totale des jugements des CPH en appel confirme cette intuition. Ce faisant, il pourrait en résulter une meilleure acceptation de la décision judiciaire et une baisse du taux d'appel. »[64]

 

Enfin, nous pensons que la formation juridique des conseillers prud’hommes gagnerait à être plus consistante. Des prérequis pourraient ainsi être exigés pour être désigné conseiller prud’hommes, par exemple la possession d’un diplôme en droit, ou mieux encore, en droit social. Ensuite, la formation initiale pourrait avoir lieu dès avant l’entrée en fonction. A l’heure où la question de la reconnaissance et de la valorisation des compétences liées au mandat prend de plus en plus d’importance[65], nous pensons que l’expérience découlant de l’exercice du mandat prud’homal pourrait ainsi être mieux reconnue, de telle sorte que les juges prud'homaux puissent le cas échéant faire reconnaître ces acquis dans la poursuite de leur carrière professionnelle[66].

 

[1] Source : Les chiffres-clés de la justice, 2019

[2] Rapport d’information du Sénat sur la justice prud’homale, n°653, 10 juillet 2019, p.35.

[3] G. Giudicelli-Delage, « Exposé introductif », Le conseil de prud’hommes, Une juridiction originale au sein de l’Europe. Journées d’étude Poitiers, 21 mai 1999, PUF, t. 38, 2000 ; p. 16.

[4] Hélène Michel et Laurent Willemez, « Les conseils de prud’hommes entre défense syndicale et action publique : Actualité d’une institution bicentenaire », rapport de la mission de recherche Droit et justice, juin 2007, p.5.

[5] Nicolas Swierczek, « L’institution prud’homale, cette excentrique que l’on voulait rationnaliser », thèse de doctorat de sociologie de l’université de Lille, 29 mars 2010, pp. 199-204.

[6] Maître David Masson, « Conseils de prud’hommes : une mutation souhaitable vers un tribunal du travail » : https://www.dmasson-avocat.fr/non-classe/conseils-de-prudhommes-une-mutation-souhaitable-vers-un-tribunal-du-travail/ (Consulté le 05 octobre 2020).

[7] Dans une interview en Mars 2016 sur BFM TV, Laurence Parisot, ancienne président du MEDEF, déclarait : « Aux prud’hommes, bien souvent on ne juge pas en droit, on juge en émotion, on juge en sympathie et ceci aboutit – pas toujours – à des injustices incroyables » : https://www.youtube.com/watch?v=ssHgfVml35E

[8] « La formation des conseillers prud’hommes dans les domaines de la procédure civile et de la déontologie est souvent insuffisante et est source de difficulté, voire de conflits. » (Source : « Les juridictions du XXIe siècle », rapport du groupe de travail présidé par Didier Marshall premier président de la cour d’appel de Montpellier, à Mme la garde des sceaux, ministre de la justice, 2013, p.48). A cet égard, rappelons que l’article R. 1451-1 du code du travail dispose que « Sous réserve des dispositions du présent code, la procédure devant les juridictions prud'homales est régie par les dispositions du livre premier du code de procédure civile. »

[9] Art. L1441-7 C. trav.

[10] De l’avis de Nicole Maggi-Germain, directrice de l’Institut des Sciences Sociales du travail rattaché à l’université Paris I, « certains conseillers prud’homaux, après 20 ans de pratique, ont acquis un excellent raisonnement juridique » : https://www.trouver-une-formation-cse.com/3036/un-reseau-pour-les-militants-syndicaux-en-reconversion-nicole-maggi-germain-isst-paris1 (consulté le 03 octobre 2020).

[11] Hélène Michel et Laurent Willemez, op.cit. p. 110.

[12] Rapport Lacabarats sur « L'avenir des juridictions du travail : Vers un tribunal prud’homal du XXIème siècle », juillet 2014.

[13] Rapport d’information du Sénat précité

[14] Nicolas Swierczek, op.cit. p. 67-69

[15] G. Gélineau-Larrivet, « Quelques réflexions sur les conseils de prud’hommes et la procédure prud’homale », in Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à Pierre Drai, 2000, Dalloz, 708 p.

[16] Antoine Bolze, « Motivation des jugements et impartialité du juge », Dalloz actualité, 28 janvier 2019. V. aussi : Jean Mouly, « Impartialité du juge et motivation des décisions de justice », Droit social, 2014. Pascal Mbongo (dir.), La qualité des décisions de justice, Strasbourg : Éditions du Conseil de l’Europe, 2007.

[17] Pierre Mimin, Le style des jugements, 4e éd., Librairies Techniques, 1970

[18] Rapport Lacabarats, p.15.

[19] Antoine Bolze, ibid.

[20] Rapport d’information du Sénat précité, p.41.

[21] Rapport d’information du Sénat précité, p.42.

[22] Source : Les chiffres-clés de la justice, 2019

[23] A titre de comparaison, ce taux d’appel était de 23,3% pour le tribunal de grande instance, 5,5% pour le tribunal d’instance, 14,8% pour le tribunal de commerce. Source : Les chiffres-clés de la justice, 2019.

[24] CEDH 14 novembre 2000, Delgado c/ France, req. N° 38437/97

[25] Rapport Lacabarats, p.14.

[26] Rapport d’information du Sénat précité, p.68.

[27] Alain Lacabarats, « Pour une réforme de la justice du travail », dans Les Cahiers de la Justice 2015/2 (n° 2), pp. 219-232

[28] Dans un arrêt du 04 décembre 1996, où elle cassa un jugement d’un Conseil de prud’hommes ayant invoqué l’équité pour trancher le litige, la cour de cassation a été claire : « l'équité n'est pas une source de droit » (Cass. Soc., 4 décembre 1996, n°94-40.693 et 94-40.701)

[29] Rapport Lacabarats, pp. 14-15.

[30] Rapport Lacabarats, p. 18.

[31] Hélène Michel et Laurent Willemez, op.cit. p.142.

[32] Hélène Michel et Laurent Willemez, op.cit. p.147.

[33] Laurent Willemez (dir.), « La justice au risque des profanes », Presses Universitaires de France, août 2008.

[34] « Si les conseillers ont besoin de se sentir intégrés à l’ordre judicaire, en raison, notamment, de la légitimité que cela leur procédure, ils savent qu’ils ne le seront jamais totalement. De ce fait, ils cherchent à se différencier des magistrats de carrière en proposant une autre hiérarchisation des compétences nécessaires au « bon » magistrat. Ainsi, leur connaissance du milieu professionnel, du terrain, leur « bon sens » sont valorisés » (Nicolas Swierczek, op.cit. p.72.)

[35] Rapport d’information du Sénat précité, p.44.

[36] Alain Lacabarats, ibid.

[37] Rapport Marshall précité, p.18.

[38] Recueil de déontologie des conseillers prud’hommes, Conseil supérieur de la prud’homie, pp. 10-11.

[39] Loi n° 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques

[40] L’instauration de cette formation obligatoire est la preuve que les pouvoirs publics sont conscients qu’il y a un problème de compétence juridique des conseillers prud’hommes.

[41] Art. L1442-1 et L1442-2 C. Trav.

[42] Art. D1442-1 C. Trav.

[43] Art. L2145-2 C. trav.

[44] CEDH 14 novembre 2000, Delgado c/ France, req. N° 38437/97

[45] Alain Lacabarats, ibid.

[46] Comme le fait observer Alain Lacabarats, « Pour prendre un seul exemple, qui concerne certaines des principales juridictions du travail françaises, celui de la cour d'appel de Paris, le délai de traitement des affaires sociales est actuellement supérieur à 24 mois, alors qu'il est de 13 ou 14 mois pour les autres contentieux civils et commerciaux » (Lacabarats, ibid).

[47] Source : Rapport Lacabarats, p.61.

[48] Source : Les chiffres-clés de la justice, 2019

[49] Idem

[50] En 2017, l’État a été condamné à 332 reprises pour délais non raisonnables en matière prud’homale, pour un montant approchant 2 millions d’euros, soit 87 % du montant total des condamnations de l’État pour dysfonctionnement du système judiciaire en matière civile. (Source : rapport précité d’information du Sénat sur la justice prud’homale, p. 38)

[51] Article L. 1411-1 du Code du travail

[52] Rapport précité d’information du Sénat sur la justice prud’homale, p. 42.

[53] Alain Supiot, « L’impossible réforme des juridictions sociales », RF Aff Soc, 1993, 91. V. aussi : Pierre Estoup, « La question prud’homale », Gaz Pal, 1991, 422.

[54] Isabelle Desbarats, « La légitimité du Conseil de prud’hommes », La légitimité des juges. Actes de colloque des 29-30 octobre 2003, Université Toulouse I, p. 191-205.

[55] Hélène Michel et Laurent Willemez, op.cit. p. 142.

[56] Rapport Marshall précité, p. 49.

[57] G. Poissonier et J.-C. Duhamel, « Plaidoyer pour l’échevinage prud’homal », JP Soc Lamy, n° 117, 11 février 2003, 4.

[58] Selon le rapport sénatorial 2019 d’information sur la justice prud’homale, pour certains avocats le conseil de prud’hommes ne constitue qu’une étape préalable et la phase judiciaire ne s’ouvre à leurs yeux qu’au stade de la cour d’appel. (p.42). De plus, les juges professionnels peuvent parfois manquer de considération à l’égard des conseillers prud’hommes et renoncer à établir avec eux le même dialogue que celui qu’ils entretiennent avec leurs collègues magistrats. (p.45). Des chercheurs ont quant à eux mis en évidence le fait que « les conseillers se sentent ainsi mal considérés par les avocats, qui ne reconnaissent pas leurs compétences et leur savoir-faire » (Nicolas Swierczek, op.cit. p.74) ; « nombre d'avocats adoptent face aux conseillers un comportement qu'on peut juger supérieur, voire arrogant. De leur côté, les conseillers se sentent mal considérés par les avocats et considèrent leurs savoirs et savoir-faire juridiques méprisés (…) Même les avocats les plus sympathisants, en particulier ceux qui appartiennent au Syndicat des avocats de France et qui sont pris entre défense de la profession et activité militante, manifestent face au conseil de prud'hommes une forme de condescendance face à des individus qui ont la prétention de participer à l'exercice de la justice sans en avoir payé le prix scolaire et symbolique (à travers les facultés de droit et les concours).» (Hélène Michel et Laurent Willemez, op.cit. pp. 60-62).

[59] Selon le rapport précité d’information du Sénat sur la justice prud’homale, « Il n’importe pas seulement que la justice soit rendue de manière impartiale et sur des bases juridiquement solides, mais également que le justiciable soit convaincu de l’impartialité des juges et de la qualité des décisions rendues. » (p.60)

[60] Le modèle échevinal existe dans d’autres pays comme l’Allemagne, la Belgique, le Royaume-Uni, la Suède, l’Autriche. (Source : Sénat, Direction de l’initiative parlementaire et des délégations, division de la législation comparée)

[61] Rapport Marshall précité, pp. 50-51.

[62] A l’instar du tribunal du travail en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française.

[63] Alain Supiot, « L'impossible réforme des juridictions sociales », Revue française des affaires sociales, 1992, p. 97 et suiv.

[64] « Le traitement des litiges en droit du travail : constats et perspectives économiques » in. Lettre Trésor-Éco, n° 137, Octobre 2014 ; p.10.

[65] Nicole Maggi-Germain, « La reconnaissances des compétences liées au mandat » ; Droit Social, Dalloz, n°1, Janvier 2018, pp.32. V. aussi le rapport Jean-Dominique Simonpoli – Gilles Gateau : « Accompagner la dynamique du Dialogue Social par la formation et la reconnaissance de ses acteurs et par la valorisation des meilleures pratiques », février 2018.

[66] Rapport Lacabarats, p.31.

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